La question de l’identité s’est imposée à moi avec une certaine acuité dans la tourmente qu’a traversée notre pays durant «le printemps algérien» des années 90. Au plus fort de la crise et de l’élimination physique des écrivains, intellectuels et journalistes, pour bon nombre d’entre eux le chemin de l’exil s’ouvrit, tandis que le reste préféra un éloignement intérieur pour disparaître dans la société et se fondre dans l’anonymat en usant de divers subterfuges, tels que changement de nom, changement d’adresse, fréquentation de milieux sans rapport avec l’activité intellectuelle, en bref garder un profil bas, en attendant des jours plus cléments. Les plus braves d’entre nous se sont repliés sur eux-mêmes pour y puiser toute la force de leur conviction afin de clamer ouvertement dans leurs écrits et leurs interventions, au péril de leur vie, la défense des valeurs démocratiques et des droits humains.
Pour les écrivains de l’intérieur, un paradoxe fondamental détermine leur survie : ils doivent quotidiennement renier l’occupation qu’ils vivent par nécessité intellectuelle et par vocation. Comment peut-il en être autrement lorsque l’ami, ou l’épicier et le boulanger du coin vous accueillent avec cette lancinante question : «Alors, tu écris toujours ?», vous signifiant, au mieux, de mettre un terme à l’écriture, de briser votre stylo, ou au pire, vous prédit une mort programmée par les contempteurs de toute conscience oppositionnelle ou déviante.
Pour ceux de l’extérieur, les écrivains en exil, un processus inverse s’enclenche. Dès l’entrée en pays d’accueil, la crise laissée derrière prend le pas sur leurs littératures et leurs œuvres, ils se transforment à contrecoeur en spécialistes de maintes disciplines : sociologie, histoire, politique, religion. Ils tentent timidement de faire entendre leurs voix d’écrivains, ont beau insister sur la cause réelle de leur expatriation, la littérature, les oreilles se ferment et le monde intérieur de l’écrivain se referme sur lui-même. La possibilité même de se présenter, et de se représenter, à la fois écrivain et «analyste» de la crise s’évapore. Entre le pays d’origine et le pays de destination, la littérature a tôt fait de disparaître dans un lointain semblable à un trou noir.
Dans les deux situations pourtant, le déni du droit à la définition et à la représentation de soi, à une identité façonnée au fil des œuvres, prime sur les vaines tentatives de l’écrivain de s’accrocher, de revendiquer ces territoires autres que sont la fiction et l’imaginaire, quand bien même ceux-ci ne se retirent pas du réel et du monde extérieur.
L’écrivain est sommé d’expliquer une société en crise profonde et multidimensionnelle, son «angoisse collective» selon le mot d’Albert Memmi, et son identité va¬cille entre le rôle public attendu de lui et la conviction intime qu’il sait ce qu’il est. Dans le seul texte écrit pour un journal algérien de son exil de trente ans, Mohammed Dib dit en février 1993 que «chaque mot que vous tracez sur la page blanche est une balle que vous tirez sur vous-même». Bien que le texte de Dib soit sur les écrivains s’exprimant de l’exil dans une langue étrangère, ces mots ont une résonance profonde sur la condition de l’écrivain déterritorialisé, exilé forcé de son pays et de la littérature, extirpé de son identité singulière.
Les éléments constitutifs de l’identité, ou si on veut les cadres sociaux de l’identité, s’allongent : nom, pays, nationalité, religion, langue, aire civilisationnelle deviennent alors des thèmes éminemment politiques. Dans son livre «La République mondiale des lettres», Pascale Casanova décrit le dilemme des écrivains qu’elle appelle «démunis», c’est-à-dire exilés, soit ils affirment leurs différences (et restent écrivains nationaux), soit ils «trahissent» et s’assimilent à l’un des grands centres littéraires mondiaux que sont Paris, Londres, New York, Barcelone, Berlin, en reniant leurs différences. Qu’ils optent pour l’une ou l’autre solution, ils sont confrontés à une «souffrance d’expression», mots que Pascale Casanova a empruntés à Edouard Glissant.(…)
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
Laissez un commentaire