«Je crée un univers, campe des personnages, leur insuffle une âme et un destin, puis, je les laisse nous conduire à travers leurs histoires»
LivrEscQ : Dans Ce que le jour doit à la nuit, hormis Mme Cazenave et Germaine, femmes occidentales, les voisines et la mère de Jonas-Younes sont terrassées par le poids de la vie. Elles sont serviles, voire falotes, pourtant attachantes….
Yasmina Khadra : Terrassées, elles le sont toujours. En Occident comme en Orient, la femme demeure la même blessure, le même malentendu. Je crois que son malheur vient de l’inaptitude de l’homme à la mériter. Tantôt égérie, tantôt souffre-douleur, la femme est comme un jouet entre les mains de l’homme, cet éternel manipulateur ingrat et obtus. Elle a beau faire montre d’une intelligence et d’une compétence exceptionnelles, elle ne parvient pas à convaincre l’homme. Ce dernier, depuis la nuit des temps, s’interdit d’admettre que la femme puisse être son égale. Aussi lui complique-t-il l’existence chaque fois qu’elle tente de se soustraire à sa condition. Ce n’est pas la femme qui est servile, c’est l’homme qui abuse de son autorité traditionnelle. Je crois que l’injustice est née à l’instant où le couple Homme-Femme s’est imposé une hiérarchie chimérique qui n’avait aucune raison d’être. En reléguant les tâches ménagères au rang de la subordination, et la chasse et les guerres au rang de la souveraineté, l’équilibre a été tout de suite faussé. Notre désarroi relève de cet arbitraire. Et notre déroute se poursuivra tant que l’homme n’aura pas compris que son salut, tout son salut, repose sur l’émancipation et la libération de la femme.
L : On écume face à l’inertie suscitée par Younes, contrairement à son père qui va au bout de ses forces. Pourquoi cette indolence du fils «impuissant», et même en amour ?
YK : Il n’y a pas que des héros dans la vie. Il existe des gens de petite dimension, fragiles comme de la porcelaine, qui ne croient pas au défi et ne considèrent pas le fait de ruer dans les brancards comme un fait d’armes. Ce sont des êtres tranquilles, scrupuleux, respectueux de l’ordre des choses, qui ont peut-être assimilé une philosophie qui nous échappe. Jonas-Younes est de ceux-là. Il n’est pas impuissant, il est sage à sa façon; il sait que le cours du destin est indétournable et que l’existence ne mérite pas toutes ces peines. Il sait surtout qu’aucun bonheur ne doit se construire au détriment d’un autre. Certes, les temps ont changé. Désormais la prédation et l’égoïsme gèrent notre quotidien. La cupidité marche sur les corps et le gain facile bafoue les valeurs. Aujourd’hui, on ne se prive de rien. On croit pouvoir tout acheter, corrompre n’importe qui, et si on a la possibilité de s’offrir l’épouse de son meilleur ami, on n’hésite pas une seconde à domestiquer le parjure. Mais, il y a deux générations, les rapports humains étaient sains. La parole donnée, l’engagement solennel, l’amitié, le respect d’autrui relevaient du sacré. Pour comprendre l’attitude de Younes, il faut le rejoindre dans son époque à lui. Younes ne pouvait aimer une fille aimée par son ami. C’était indigne, à la périphérie du sacrilège. Sa «passivité» a toujours été une sorte de culpabilité, de prudence excessive, d’inextricables interrogations. Younes se posait trop de questions existentielles auxquelles il ne trouvait pas de réponses; plus exactement il les subissait. C’est son honnêteté qui l’empêche de prendre des décisions importantes. Il a un sens prononcé de la morale, de la fidélité, de la foi. J’ai beaucoup aimé Younes-Jonas pour son humilité, sa longanimité et son attachement aux valeurs héritées de ses parents. S’il était de chair et de sang, je le choisirais pour compagnon à vie. Avec ce genre de personne, on ne risque pas d’être lâché ou poignardé dans le dos. Surtout par ces temps de haute traîtrise qui sont devenus et notre martyre et notre folie.
L : La neutralité face à l’engagement de la plupart de vos personnages est troublante. Serait-elle assimilée à la perpétuelle crainte de sombrer davantage dans le pathos ?
YK : L’élégance d’un romancier est de s’effacer devant ses personnages. Je crée un univers, campe des personnages, leur insuffle une âme et un destin, puis, je les laisse nous conduire à travers leurs histoires. Quand j’écris, je n’ai qu’une seule crainte : ne pas être à la hauteur de mes personnages. Lorsque j’ai le sentiment qu’ils sont crédibles, tout rentre dans l’ordre. Une sorte de minuscule miracle se produit, et la machine démarre sur les chapeaux de roue. Je suis moi-même emporté par l’écriture. Mon rôle se limite à une fonction de nègre, de dactylographe assermenté.
L : Etrangement, on ressort de vos romans atteint par cette force de la vie qui redonne le poil de la bête comme le phoenix qui renaît de ses cendres, tellement la vie en vaut la chandelle…
YK : J’ai évolué dans un monde aux antipodes de la littérature, un monde incompatible avec la vocation d’écrire, d’imaginer, de raconter des histoires. L’armée, c’est le pragmatisme exacerbé, la rigueur abusive, le non-romantisme par excellence. Peut-être avais-je cherché à me défaire de sa camisole que je m’étais retranché derrière les livres. Ce qui est certain, les romanciers m’ont appris à rester moi-même, à ne jamais disparaître sous un uniforme, et à ne pas faire corps avec mon fusil. J’ai donc compris très vite que le meilleur ami, le meilleur instructeur d’un enfant, le meilleur éclaireur était le livre. Lorsque, à mon tour, je me suis mis à l’écriture, j’ai voulu apporter à mes lecteurs ce que les romanciers m’ont apporté : la nécessité de réinventer le monde qu’on nous confisque, de lifter les horizons défigurés, de reconduire les rêves que les désillusions pensaient avoir évincés.
Pour moi, la littérature est l’apprentissage opiniâtre de la rédemption, la plus probante des panacées. Ne nous parle-t-elle pas de nous-mêmes ? Ne nous renvoie-t-elle pas à nos vérités ?
L : Dans Les Sirènes de Baghdad ou Ce que le jour doit à la nuit vos personnages ont été surpris par la guerre, et ne veulent pas prendre part à ces guerres. De peur que leurs rêves partent en fumée. Pourquoi cette similitude, comme si vous écriviez le même roman qui reste encore inachevé ?
YK : Je ne sais pas écrire un même roman. Quelquefois, des destins se croisent, mais ce n’est jamais le même parcours. Les Sirènes de Bagdad parle exclusivement aux Occidentaux, et, par ricochet, à certains de nos intellectuels qui ont choisi de nager dans le sens du courant en espérant faire des vagues. Il dit la colère d’un peuple, la déception d’une nation qu’on ne connaît qu’à travers des clichés et des a priori. Dans ce roman, qui est un réquisitoire contre l’impérialisme intellectuel et l’hégémonie, j’ai cherché à éclairer les esprits et à lutter contre les amalgames et la désinformation. Nous vivons une époque trouble, turbulente, où les repères fallacieux se retournent contre les uns et les autres. Les médias ont littéralement anesthésié le libre arbitre et assujetti l’ensemble des consciences. Le mensonge joue au clairon, et le charisme se fabrique à partir de n’importe quel subterfuge. Les intellectuels se soucient de leur image au détriment de leurs idées. Ils sont désormais dans le narcissisme béat, le spectaculaire tonitruant. Les rares bonnes consciences qui tentent de réagir sont interdites d’antenne, muselées, ostracisées. Le roman devient alors l’ultime recours pour réclamer un soupçon de lucidité… Quant à Ce que le jour doit à la nuit, c’est d’abord une saga qui s’adresse aux Algériens d’hier et d’aujourd’hui, ensuite, puisqu’elle parle d’amour, elle interpelle aussi les hommes et les femmes du monde entier. Ce roman a été numéro un des meilleures ventes en Belgique, et numéro un de la rentrée littéraire française au Canada, et constitue ma meilleure vente en Espagne et au Japon, en attendant sa sortie dans les autres pays. C’est dire que l’Algérie pourrait intéresser ; il suffit de savoir la rendre intéressante… Par ailleurs, le choix de personnages ordinaires livrés à leur corps défendant à l’adversité grandeur nature aide à rendre la tragédie plus humaine, plus familière. Nous croyons la tragédie derrière nous, alors qu’elle nous attend patiemment au tournant. Nous croyons la tragédie privilège des divinités alors que nous n’arrêtons pas de l’incarner. Camus disait que les mythes sont faits pour être incarnés par nous ; je pense que la tragédie aussi.
L : Dans votre trilogie les époques gangrenées, par le mal sans limite, saignent à plaie ouverte. Pensez-vous que les guerres, les tourments, les souffrances sont des thèmes de la vie de toutes les époques?
YK : L’homme ne sait pas être à l’image de Dieu. Il en est indigne. Il a un esprit pour réfléchir, il l’utilise pour ruser et pour exceller dans l’exercice de la cruauté et de la dévastation. Pourtant, le monde est fait pour son bon plaisir. La Terre est une oasis édénique perdue dans un cosmos de ténèbres et de mystères. Il y a des saisons pour trouver à chaque idylle un fruit, et des mers pour irriguer les rêveries, et des océans pour assouvir toutes les soifs d’amour et d’évasion. Que fait l’homme ? Il fait la guerre. Il y a des femmes plus belles que les houris, et des enfants flamboyants comme des bouts d’éternité, et des promesses aussi vastes que les horizons, et des attentes aussi succulentes que les lendemains qui chantent. Que fait-il l’homme ? Il fait la guerre. J’ai toujours été intrigué par ce paradoxe qu’est l’être humain. Tant de beauté, d’intelligence, de prédispositions au bonheur pour d’interminables gâchis. Est-ce la vocation de l’homme de foutre en l’air ses joies et ses chances ? Peut-être ne sommes-nous que les instruments de notre propre extermination, les éléments naturels de l’Apocalypse ?… Côté jour, je pense aux sciences, aux arts, à la technologie, aux inestimables progrès de la médecine, de l’astronomie, et je me dis quel est donc cet ange-démon ? Où veut-il en venir ? C’est quoi son problème, c’est quoi son énigme ? Est-il un microbe coriace, absolument résistant et mutant ou bien un titan éclairé qui lutte obstinément contre la noirceur qui est en lui ? Je n’ai pas de réponse, et peut-être est-ce mieux ainsi.
L : On remarque entre les lignes le questionnement métaphysiques et le rapport avec Dieu. Autrement dit, la foi en Dieu est légère par rapport à celle en l’Etre…
YK : Je suis croyant. Ma culture s’abreuve aux sources de toutes les religions. Né musulman, très jeune je m’étais intéressé à Jésus et à Moïse, et j’ai trouvé dans la littérature biblique des repères que je me suisapproprié, et dans la rhétorique coranique une inspiration qui s’est ancrée en moi comme une seconde âme. En réalité, dans les religions, je ne cherchais que la part de Dieu dans le destin des hommes, et l’empreinte du démon dans nos méfaits. Comme si je tentais de disculper l’homme des crimes qu’il est le seul à rendre possibles. Il y a une fatalité quelque part, comme une destinée programmée, irréversible, une fatalité qui me rend moins exigeant par rapport aux contraintes de la vie, moins rancunier vis-à-vis des gens déplaisants, et plus confiant dans ce que j’entreprends. Ma force vient de mes incertitudes, des doutes qui me tiennent en éveil. Je ne suis jamais sûr de rien, aussi suis-je obligé de donner le meilleur de moi-même partout où je m’engage. Et ma foi constitue ce gendarme attentif qui saura défendre mes fléchissements et ma loyauté lorsque j’échoue. Cette attitude se reproduit jusque dans mes textes.
Suite de l’entretien dans la version papier
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