Un écrivain aveugle s’approche d’un adolescent, l’écrivain était Borges, le garçon Alberto Manguel
L’ivrEscQ : Avant votre rencontre, fatidique, à quinze ans, quand vous aviez commencé à faire la lecture à Borges, quelle était votre relation aux livres ?
Alberto Manguel : Les livres ont toujours été mon instrument pour connaître le monde. À cause de circonstances familiales, j’ai été élevé par une gouvernante qui s’occupait de moi, sans que je fasse connaissance avec d’autres enfants. Donc les seuls liens sociaux que j’ai eu jusqu’à l’âge de 7 ans, étaient avec les personnages de mes livres. Aujourd’hui on sait que l’on apprend plus facilement l’éthique et la morale par le moyen de la fiction que dans le monde réel ; moi j’appris cela très tôt.
L. : La lecture est si centrale chez vous que vous lui avez consacré Une Histoire de la lecture…
A. M. : Tous mes livres sont en quelque sorte des livres de lecteur. J’ai écrit Une Histoire de la lecture pour essayer de comprendre ce qu’est cette activité centrale de la vie.
L. : Dans votre livre Avec Borges, vous dites que la vie de l’écrivain c’est sa bibliothèque. Est-ce seulement en rapport avec Borges, ou est-ce une sentence applicable à tous les écrivains ?
A. M. : Je crois que c’est applicable à tout écrivain. Il y a des écrivains qui pénètrent dans les villes ou les jungles afin de découvrir la matière à partir de laquelle ils écriront leurs livres, mais même ceux-là doivent obligatoirement passer par leurs bibliothèques : on écrit toujours avec les mots des autres. Tous nos livres étaient déjà sur les étagères de la Bibliothèque d’Alexandrie.
L. : Lecture et écriture sont les deux mamelles de la littérature, existerait-il des écrivains pour qui la littérature ne serait qu’écriture ? Est-ce possible ?
A. M. : Il y a les exemples de Mallarmé, de Valery… Mais ils ne font que jouer à n’être que d’un côté de la page, ils n’y croient pas. Dès qu’un écrivain se met à écrire, il emprunte des mots à un vocabulaire façonné et remanié par des générations et générations de lecteurs qui l’ont précédé.
L. : Vous êtes sans doute le plus borgésien des borgésiens. Quels seraient les traits communs à tous les borgésiens ?
A. M. : Borges a redéfini (je le pense toujours) ce qu’est la littérature, et quel est le rôle du lecteur. Nous autres qui croyons au droit du lecteur de redéfinir un texte, de l’associer avec d’autres pris au hasard dans notre bibliothèque, de ne pas tenir compte des chronologies officielles, nous pouvons nous appeler, comme vous dites, «borgésiens». C’est une sorte de rébellion constante contre la lecture dogmatique
L. : Il y a chez Borges, une faible identification de l’auteur avec ses personnages. Borges a dressé un mur d’érudition entre lui et eux, êtes-vous dans la même démarche ?
A. M. : Il me paraît naïf de croire que nos artifices sont égaux devant les faits réels. Déjà Platon se moquait de ces simulacres. Tout écrivain invente, même le plus «réaliste», et si bien qu’il puise dans sa propre expérience, l’idée qu’il se fait de cette expérience est aussi une fiction. Notre mémoire n’est fidèle qu’à elle-même, et toutes nos histoires (même l’Histoire) ne sont que des versions fictives auxquelles nous sommes prêts à croire. Toute autobiographie ne peut être que fiction.(…)
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