« Le temps de Jeanne d’Arc est passé pour l’Algérie, puisqu’il y a eu la Kahèna »
Journal IV novembre-décembre (1955)
Par Guy DUGAS
Il y a ceux, comme Stendhal, qui tiennent un journal par égotisme, se mirant dans leur propre écriture pour le seul plaisir de se regarder vivre. Les complexés ou les malades qui le tiennent comme on prend un médicament, jour après jour et dose après dose, projetant dans leurs confessions « toute la distance qui les sépare d’eux-mêmes », comme disait Artaud. « Il y a ceux qui lancent ainsi un long cri avant de disparaître » (H. Guibert), « et ceux, qui obsédés au contraire par l’idée de leur disparition, entendent par ce biais laisser trace » (P. Loti) ; ceux qui font de carnets tenus au jour le jour le brouillon d’œuvres majeures, et ceux dont les œuvres majeures finissent par s’épuiser d’elles-mêmes en une écriture fragmentaire. Il y a encore des journaux de voyage et des journaux d’affreuse solitude, les journaux très intimes des jeunes filles en fleurs et les journaux intimes des intellectuels mondains…
Mouloud Feraoun diariste n’a rien d’un Narcisse ou d’un mondain, d’un désespéré, pas davantage d’un apprenti-écrivain ou d’un écrivain essoufflé en mal d’inspiration. Lorsqu’il entreprend de tenir son Journal, il a plus de 40 ans, et son œuvre, déjà forte de deux romans aux éditions du Seuil et d’un recueil de nouvelles chez Baconnier, vient d’être reconnue par le prix de la Ville d’Alger, puis le prix Populiste. Devant lui, qui a dû batailler durant des années pour être publié, s’ouvrent enfin d’intéressantes perspectives…
C’est alors qu’il choisit de consigner dans des cahiers d’écolier tous les faits et méfaits qui ensanglantent la Kabylie où il est né, où il continue d’enseigner.
Ce que dit le Journal
Le 1er novembre 1955, jour anniversaire du déclenchement de la Révolution Nationale, Mouloud Feraoun, qui porte pourtant en lui d’autres romans, d’autres œuvres déjà structurées, entreprend d’écrire au jour le jour, et son Journal s’ouvre sur une simple constatation d’ordre climatique : «Il pleut sur la ville» qui, par le renvoi implicite au vers de Verlaine, sonne aussi comme une indication psychologique : tristesse générale et désespérance individuelle devant le délitement brutal mais nécessaire d’une communauté mal assortie. Et c’est bien là, à mes yeux, la tonalité première de ces pages sombres, dès le début : le pressentiment d’une fin, l’annonce d’un divorce (ce terme revient souvent sous la plume de l’auteur, avec, tout aussi fréquemment un correctif : «il n’y a pas divorce puisqu’il n’y a jamais eu mariage»), de la négation d’une cohabitation, sinon d’une convivialité :
«Les cloches de la Toussaint sonnent obstinément depuis le matin sans réussir à éveiller le village. Elles sonnent pour les morts, ni les morts ni les vivants ne les entendent. D’autres conspirateurs passent sans les voir et échangent un bonjour rapide, un geste excédé qui ne signifie rien. Pas plus que les chrétiens, les musulmans, n’ont rien à se dire. Pas plus que «les Français», «les kabyles» ne pensent à rien. Les uns et les autres ont perdu ce matin le goût de parler, de plaisanter, de rire, de boire, d’aller et venir…» (…)
Suite de l’article dans la version papier
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