On aborde souvent la manière dont la critique accueille un livre, rarement comment un auteur reçoit la critique de son œuvre. Lorsqu’il eut à se prononcer sur la question, le prix Nobel 2014 de la littérature, Patrick Modiano, déclara n’avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres. C’est de ce sujet, «Un écrivain face à la réception-critique de son livre», que je me propose de vous parler et de montrer, à partir de la publication de Rien qu’une empreinte digitale à quel point ce sentiment est conforme à la réalité. Pendant le processus d’écriture, l’auteur est absorbé par les détails, la recherche du mot juste, la suppression d’un paragraphe, le meilleure moyen de transmettre une idée, de partager un sentiment… Et cependant, il n’est jamais sûr du résultat. Ce sont les critiques qui le lui révèlent, et souvent de la manière la plus inattendue. J’évoquais un jour à une journaliste du Soir d’Algérie les difficultés que j’avais éprouvé à décrire certaines scènes et lui confiais que j’avais eu beau écrire et réécrire le passage où j’essaie de raconter ces moments de lutte contre la folie, je restais convaincu de l’avoir raté, que j’aurai aimé faire sentir au lecteur la douleur de ne pas comprendre, et puis, surtout, cette sensation plus effrayante que la mort : la certitude d’avoir perdu la raison. «C’est justement ce passage qui m’a fait pleurer», me dit-elle. Cette douleur que je me suis senti impuissant à décrire sera ce que les journalistes auront retenu en premier. Ainsi, dans son compte rendu de lecture de Rien qu’une empreinte digitale, Bouziane Benachour dans El Watan du 16 novembre 2009 choisira comme titre : Retour sur une douleur indélébile. Le Midi Libre du 26 novembre 2009 lui emboitera le pas avec comme titre : La douleur jusqu’aux bouts des doigts. Yahia Belaskri, écrivain et journaliste à RFI écrira pour ce qui devait être la quatrième de couverture de Rien qu’une empreinte digitale : «Cet ouvrage est aussi un hymne aux larmes… Larmes d’impuissance devant une machine implacable, larmes aussi du sensible, du non renoncement, de l’espoir possible donc.»L’infime détail Pendant que j’écrivais, pour rester dans ce qu’un auteur considère comme le travail de l’infime détail, j’étais persuadé que certaines idées forces, que j’exprimais en peu de mots, ne pouvaient que rester dans l’inconscient du lecteur, noyées qu’elles étaient dans la multitude d’histoires de détenus que je racontais sous forme de courtes nouvelles d’un ou deux paragraphes qui parsèment le livre. Aussi étais-je étonné d’entendre, lors d’une rencontre littéraire, un jeune universitaire dire que mon récit était un hommage rendu à la femme. Cette phrase, je l’avais déjà entendue de la bouche du professeur Abdelkader Djeghloul quand il avait lu le manuscrit, et j’avais pensé que seul un lecteur professionnel de la trempe de l’éminent professeur était capable de déceler un tel hommage à travers les quelques mots que ma pudeur avait laissé s’échapper. Ce que j’avais à peine murmuré et qui ne représentait, au moment où j’écrivais, qu’un élément, un détail dans la fresque, je le retrouvais dévoilé avec autant de pudeur sous la plume de Kadour M’hamsadji dans une chronique littéraire à laquelle il avait choisi pour titre Les mains ont la mémoire courte : «Je pense que beaucoup comme moi auront noté agréablement, tout au long du récit, la grande et pudique tendresse de l’auteur pour son épouse…» Un auteur ne peut avoir qu’une représentation partielle de son livre. Patrick Modiano le compare l’écrivain à un peintre occupé à réaliser une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d’ensemble. Il est en effet aisé de discuter d’un détail car le détail peut être cerné : le choix d’un mot, le sens d’une phrase, sa construction, sa place dans un paragraphe, son rythme et jusqu’à sa musique, ses couleurs… Mais demander à un auteur ce que son œuvre représente, ce qu’il veut dire à travers son livre ou lui poser cette question fatidique : Parlez-nous de votre livre ! Et le voilà perdu parce qu’incapable de réduire son œuvre à quelques mots. C’était lors de mon premier salon du livre qu’une journaliste de radio m’avait tendu son micro attendant que je lui parle de mon livre. Ce fut la page blanche.
Différentes représentations pour un même livre Résumer au mieux, ranger dans une catégorie, classer dans un genre, cela relève du rôle de la critique. Denise Brahimi se posait la question de savoir «S’il fallait ranger ce texte dans une catégorie, la meilleure seraitelle « Récit autobiographique », « Témoignage » ou quoi d’autre encore?» D’abord un roman sur l’absurde, titre El Watan des Arts et des Lettres dans son édition du 8 janvier 2011. Un «Récit émouvant sur l’absurde» dira Y. Belaskri. Dans l’analyse discursive qu’il présentait devant des professeurs de l’université d’Oran au Centre d’Etudes Maghrébines, Abdelatif Benamar classe Rien qu’une empreinte digitale dans «L’écriture d’évasion». L’ivrEscQ présente ce livre dans la catégorie Roman algérien alors que l’auteur de la critique, Mme Amhis El Djoher, donne comme titre à son article : «Un témoignage bouleversant» et avertit, dès la première ligne de sa chronique : «Le lecteur de Rien qu’une empreinte digitale ne sort pas indemne d’un tel témoignage.» «Plus qu’un témoignage, écrit Le Midi Libre, c’est une révolte !». Le professeur Bendjelid Faouzia dans une conférence devant les chercheurs du CRASC parle d’une œuvre de fiction. Elle conclue son analyse par ces mots : «Rien qu’une empreinte digitale est un roman très dur. Il faut souligner que cette fiction rappelle bien celle de Kafka, Le Procès. (Ce texte est publié dans les Cahiers du CRASC Le Roman algérien contemporain en débat »). Omar Zaoui, professeur de philosophie et directeur du Centre de Recherche et d’Information Documentaire en Sciences Sociales et Humaines, deux années après avoir organisé une rencontre littéraire autour de Rien qu’une empreinte digitale et Je brûlerai la mer de Youcef Merahi, à laquelle avait pris part des professeurs, chercheurs, étudiants, hommes de lettres, élus, magistrats, ancien ministre, retraités, jeunes diplômés au chômage… s’étonnait: «L’histoire que vous racontez dans votre livre est vraie ? C’est incroyable !» Il m’arrive à moi aussi de penser, après avoir relu le texte : «C’est impossible. Les choses n’ont pas pu se dérouler ainsi. Cette histoire ne peut pas avoir existé. Nulle part au monde elle ne peut se passer !» Et il me faut revoir les preuves écrites, revivre les scènes les plus atroces pour me convaincre qu’hélas, c’est bien ainsi que tout s’est déroulé. Certains trouvent que Rien qu’une empreinte digitale est un livre subversif. Quelqu’un de très proche de Casbah éditions m’avait dit un jour : «Je suis convaincu qu’ils n’ont pas lu ton livre. Autrement, ils ne l’auraient jamais édité.» J’avais demandé à Mouloud Achour pourquoi Casbah Editions l’avait accepté alors que contrairement à la plus part des autres livres, le mien n’était pas «Subventionné» par le Ministère de la Culture ? «Casbah Editions a aussi ses coups de cœur», m’avait-il répondu. À Tlemcen, un lecteur trouvait incroyable, non l’histoire, mais le fait qu’elle soit publiée en Algérie et présentée dans des universités, des centres de recherches, des maisons de la culture… des institutions de l’Etat! «Ce que tu as fait est un vrai tour de force. C’est exactement ce qu’on appelle chez nous :«Vendre le singe et se rire de celui qui l’a acheté !»La censure comme acte de la critique J’étais sur la tribune à côté de Monseigneur Tessier à Ghazaouet, et je répondais aux questions de la salle quand quelqu’un me glissa à l’oreille «Fais attention, y’a des flics dans la salle». Je fus encore plus étonné quand je vis l’organisateur de la rencontre se lever et déclarer : «Il est dans son pays et a le droit de critiquer. Lui au moins le fait en Algérie. On ne peut qu’en être fier !» Livre subversif ? Peut-être bien que c’est ce qu’a pu penser la direction de Canal Algérie en interdisant, pour des raisons obscures, l’émission littéraire «Expression Livre». Le présentateur de l’émission, Youcef Sayeh, avait trouvé en Rien qu’une empreinte digitale «Un livre d’amour et de tendresse. Une infinie tendresse».Censure ? Peur de déplaire ? Les responsables de la télévision algérienne avaient réagit exactement comme les directeurs de la presse publique des années 90, des amis pourtant, qui avaient refusé de publier une lettre ouverte adressée au Président de la République l’informant qu’un cadre de l’Etat était en grève de la faim, dans une prison des Hauts plateaux, pour revendiquer le plus élémentaire des droits humains : connaître le motif de son inculpation. «Il ne demande ni clémence ni faveur, seulement les raisons de son emprisonnement.» était-il écrit. Ce fut le journal Le Soir d’Algérie qui eut le courage de publier la lettre adressée au Président Boudiaf sous le titre Le cri d’une femme. Livre d’amour ? Une fiction ? Roman sur l’absurde ? Littérature d’évasion ? Récit autobiographique ? Témoignage ? Récit de la douleur et des larmes ? Un hymne à l’amitié, à la solidarité, à la résistance ?… Où et comment le classer ? C’est sous le titre de : «Simplement pas comme les autres» que dans son édition du 20 janvier 2010, Le Soir d’Algérie présente Rien qu’une empreinte digitale. Je pense qu’effectivement, Rien qu’une empreinte digitale est à l’image de son auteur : Simplement pas comme les autres. Il faut bien le reconnaître, un livre ressemble à son auteur. Il est des moments où l’écrivain est convaincu d’être le plus beau, le plus intelligent, le meilleur d’entre tous. D’autres fois il se voit dans un miroir, se trouve affreux et se demande comment n’a-t-il pas honte de se présenter devant les gens avec une tête aussi laide, aussi lamentable ! C’est pour cette raison sans doute qu’avant de sortir, avant de publier son manuscrit, l’auteur demande à ses amis, les plus proches d’abord, puis à des femmes et des hommes de métier, des amateurs des belles lettres, comment ils le trouvent, s’il est beau, s’il est bien fait, intéressant, s’il est fréquentable… Ce fut d’abord mon ami, Abdelkrim Djilali, journaliste et directeur d’Algérie Actualité qui le premier apporta des corrections jusqu’au jour où il m’avoua : «Ça y’est, je n’ai plus rien à t’apprendre.» Le professeur Guy Dugas corrigea les deux ou trois premières pages avant de «saluer la réussite d’un nouvel auteur». Mohamed Kali dont j’avais appris, à travers ses écrits, sa grande sensibilité au problème de l’enfermement, y apporta quelques corrections et m’avoua que lui et son fils lycéen avaient passé le week-end à s’arracher le manuscrit des mains. Denise Brahimi avait été la dernière à lire le manuscrit. Elle en fut consternée : «C’est évidemment très impressionnant, on sort de cette lecture rempli(e) de consternation et d’effroi-d’admiration aussi pour la perfection de votre écriture.»Peut-être qu’on se veut indulgent pour une première œuvre, ou alors qu’on pense comme Patrick Poivre d’Arvor le dit lui-même : «La place pour parler des livres est très réduite, tellement réduite, qu’il serait dommage d’utiliser cette place pour en dire du mal.» Les plus grands encouragements n’y peuvent rien. Têtu, le doute persiste jusqu’à remettre en cause l’utilité même de l’acte d’écrire, de se faire publier. Il est toujours un moment où on se dit : Ça ne sert à rien !De l’utilité de l’acte d’écrire.C’est toujours après ces moments d’abattement que vous parviennent des témoignages plus forts, plus puissants que le doute et le défaitisme et qui vous font penser que si ce livre a été utile, ne serait-ce qu’à une seule personne, vous avez eu raison de l’écrire. C’est le sentiment que j’ai éprouvé en entendant cette phrase d’Irane Belkhedim, journaliste au Soir d’Algérie : «Toute la douleur que raconte ce livre, paradoxalement, a été pour moi une lueur d’espoir, une force et un courage».
Ou, plus fort encore, à l’échelle d’une nation, les propos du doyen des écrivains algériens, Kadour M’hamsadji : «C’est un plaidoyer pour une justice, celle de la sauvegarde de l’Algérie.» «Un plaidoyer pour la sauvegarde de l’Algérie», c’est ce qu’a dû penser l’auteur dramaturge, journaliste et patriote Sid Ahmed Sahla, pendant les grandes émeutes qui ont secoué l’Algérie à la veille de ce qu’il convient d’appeler «les révolutions arabes».
À des étrangers qui lui demandaient de leur expliquer ce qui se passait dans notre pays il eut pour réponse : «Si vous voulez comprendre ce qui se passe en Algérie, lisez Rien qu’une empreinte digitale.»
Il n'ya pas de réponses pour le moment.
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