Après la conférence-débat du 19 mai 2015, consacrée à l’appel de Camus pour une trêve civile en Algérie, à l’occasion de la publication du livre de Charles Poncet, Camus et l’impossible trêve civile, nous avons, pour rendre compte de cette manifestation, élaboré un document de synthèse à partir des textes rédigés et des notes prises.Nous remercions vivement Agnès Spiquel et Afifa Bererhi pour l’aide apportée à la présente publication.
Le 22 janvier 1956, à l’invite de quelques amis musulmans et européens, Albert Camus lance à Alger un «Appel pour une trêve civile en Algérie». Alors que déjà une guerre multiplie ses victimes, il s’agit d’obtenir des forces en présence qu’elles évitent au moins de tuer des êtres innocents.
Tandis que l’extrême-droite l’assiège aux cris de «À mort Camus ! Mendès au poteau !», la réunion reçoit le soutien de personnalités des Églises ainsi que de Ferhat Abbas. Amar Ouzegane est là, membre du comité d’initiative mais aussi émissaire inavoué du FLN. Deux semaines plus tard, Guy Mollet cède aux ultras de l’Algérie française. La voie est ouverte au vote des «pouvoirs spéciaux» (mars 1956) que suivra la surenchère de violences de la Bataille d’Alger et, pour finir, la politique OAS de la «terre brûlée». Par-delà son échec immédiat, le choix d’humanité que portait l’appel de 1956 résonne aujourd’hui avec une force intacte. Alors même qu’à la dérive meurtrière du fondamentalisme risquent de répondre le refus de l’Autre ou une escalade sécuritaire, le seul combat n’est-il pas de conserver possible une vie commune où tous trouvent à s’exprimer librement dans le respect de chacun ? Le 19 mai 2015, à l’initiative de l’association Coup de soleil, une rencontre-débat a eu lieu à la Maison de l’Amérique latine sur cet événement, à l’occasion de la parution du récit qu’en a donné Charles Poncet, le plus proche des amis algérois de Camus, suivi d’une correspondance à ce sujet entre Poncet et Ouzegane (1). Resté inédit, ce récit rend compte de ce qui fut l’ultime moment de fraternisation des deux communautés, en même temps qu’une forte histoire d’amitiés. La publication en a été préparée par Yvette Langrand, Christian Phéline et Agnès SpiquelCourdille.À cette table ronde participaient ces trois co-auteurs ainsi que Georges Morin, président de Coup de soleil, qui menait les débats ; l’historien Benjamin Stora qui a situé le contexte politique de l’événement en Algérie, en métropole et sur le plan international ; le journaliste Edwy Plenel qui a prolongé la réflexion en évoquant les deux textes de Camus sur « L’affaire Maisonseul » (mai-juin 1956) liée à cet Appel et interrogé les échos de ce dernier dans la situation actuelle. Présente dans la salle, Alice Cherki, qui a été un témoin direct de l’Appel pour une trêve civile a apporté son témoignage : ses impressions et son analyse politique de ce «moment» dans la guerre d’Algérie. On trouvera ci-dessous les interventions des trois co-auteurs au sujet et à partir du livre ainsi qu’un condensé des propos de Benjamin Stora, d’Edwy Plenel et d’Alice Cherki. Guerre d’Algérie : un «moment janvier 1956» (Benjamin Stora)Tout en replaçant l’épisode dans la longue période de la relation coloniale France-Algérie, l’historien s’est attaché à rappeler comment « l’Appel pour une trêve civile en Algérie » trouvait tout son sens au regard d’une conjonction exceptionnelle de facteurs qui, dans l’histoire du conflit algérien, caractérisent véritablement un bref « moment janvier 1956 » :
– Du côté français, une espérance a été ouverte par la victoire électorale au début du mois d’un Front républicain, constitué à l’initiative de Mendès France.
– En Algérie, la situation des forces de libération nationale reste en évolution : de nombreux dirigeants nationalistes même modérés ont rejoint le FLN en admettant son exigence d’une adhésion à titre individuel (le ralliement de Ferhat Abbas et la dissolution de l’UDMA seront officialisés au Caire en avril 1956)– mais le FLN-ALN ne se structurera vraiment qu’après le congrès de la Soummam (août 1956), tandis que le MNA de Messali Hadj et ses maquis conservent encore une réelle influence.
– Au plan international, un début de dégel en URSS (le rapport Krouchtchev sur le culte de la personnalité sera divulgué le 24 février) se conjugue avec la révolution nassérienne au pouvoir depuis novembre 1954 et la marche du Maroc et de la Tunisie vers leur indépendance qui, préparée par le gouvernement Mendès France, sera reconnue en mars 1956. Il y a donc bien eu, dans la conjoncture politique de ce tout début d’année, une «fenêtre» favorable, où quelque chose restait encore possible dans le sens d’une solution négociée à la situation algérienne. Mais le gouvernement est confié à Guy Mollet qui verrouillera tout après la «Journée des tomates » (6 février 1956) et l’échec de la nomination du général Catroux comme gouverneur général, qu’il remplace par Robert Lacoste : votés dès le 12 mars avec le soutien du PCF, les «pouvoirs spéciaux» sont donnés à l’armée pour « rétablir l’ordre ». Après l’embuscade des gorges de Palestro où vingt appelés français trouvent la mort le 18 mai, l’attentat meurtrier organisé le 10 août par l’extrême droite algéroise rue de Thèbes, dans la Casbah, inaugure une nouvelle escalade des «contre-terrorismes». À la fin d’octobre, la France s’engage au côté de la Grande-Bretagne dans l’expédition de Suez. C’en est bientôt fini des contacts que le gouvernement Mollet avait encore tenté d’établir en secret avec des représentants du FLN. Avec le début de la Bataille d’Alger (janvier 1957) la guerre entre, pour près de six années, dans la voie d’une hyper-violence sans équivalent dans les conflits de décolonisation.
Ce rappel de la chronologie de l’année 1956 le montre bien : tout s’est en définitive joué dans les quelques semaines faisant suite à l’initiative du 22 janvier 1956. Il arrive parfois que l’histoire s’accélère ainsi – ici dans le sens du pire… Du manuscrit au livre (Yvette Langrand)Au cours de l’été 1985, Charles Poncet avait envoyé à quelques-uns de ses amis ayant participé avec lui à l’Appel de 1956, plusieurs centaines de pages dactylographiées comprenant son récit et quelques Annexes, dont la Correspondance échangée en 1976, vingt ans plus tard, avec Amar Ouzegane.Il considérait alors comme relativement abouti ce travail de mémoire commencé dans les années 60 et dont le cheminement avait été parfois très difficile, au point d’être, à certains moments, découragé et de vouloir y renoncer. Lors d’une toute première lecture, et malgré leurs points de désaccord, Jean de Maisonseul lui avait pourtant écrit : «Je regretterais que ce texte ne reste connu que de vos proches – famille et amis – car il montre les incertitudes, l’évolution d’un homme libre et scrupuleux dans les mouvements de l’histoire.»
Roland Simounet faisait aussi partie de ces quelques amis ayant reçu le manuscrit. Il était, en cet été 1985, très absorbé par l’achèvement du Musée Picasso dont il était l’architecte et dont la date d’inauguration par François Mitterrand avait été fixée en septembre. Roland n’avait donc pas pu consacrer au témoignage que Poncet lui avait adressé tout le temps qu’il aurait souhaité, mais il en avait lu la plus grande partie et m’avait dit avec émotion alors combien cet épisode avait été important pour lui au moment où il l’avait vécu. Je n’avais fait que survoler ces textes faute de temps moi aussi, mais peu après son décès, en février 1996, j’avais soigneusement protégé ce manuscrit pour pouvoir le relire plus tard. Il s’est trouvé qu’en 2007 j’ai participé à l’organisation d’un Colloque qui s’est déroulé au Centre d’archives nationales à Roubaix. On y avait évoqué le Centre culturel et sportif Albert Camus, construit à Orléansville (aujourd’hui Chlef) à la fin des années 50, par Roland Simounet et Louis Miquel, avec l’appui de Jean de Maisonseul alors chargé de retracer le plan d’urbanisme de la ville après le violent tremblement de terre de 1954. Ils avaient pris le conseil de leur ami Albert Camus pour la conception du théâtre faisant partie de ce projet, un théâtre couvert, au cœur du bâtiment, prolongé à l’extérieur par un beau petit théâtre d’eau. Le Centre avait été inauguré en 1961 – donc après le décès de Camus – et c’est Charles Poncet qui avait prononcé le discours d’ouverture. Dans ce discours il avait évoqué l’Appel de 1956 et avait dit de Camus : «… il apportait aux assistants, européens et musulmans, pour la dernière fois librement et fraternellement réunis, un espoir et un sentiment d’exaltation comme on en ressent peu dans une vie d’homme.» C’est au cours de la préparation de ce Colloque à Roubaix que j’ai vraiment pris connaissance du témoignage de Charles Poncet. Et j’ai été alors profondément intéressée et touchée par son récit qui est à la fois, en effet, très scrupuleux mais aussi très sensible et par sa description minutieuse du moment historique qu’avait vécu intensément en 1956 pendant quelques semaines ce petit groupe d’amis pieds noirs et musulmans. Certains d’entre eux se connaissaient de longue date, Ouzegane, Camus, Maisonseul, Poncet, ils avaient alors plus de quarante ans ; d’autres amitiés étaient plus récentes, c’était le cas de Moussaoui, de Lebjaoui et de Simounet, tous trois trentenaires ; Roland Simounet avait alors seulement vingthuit ans et avait été introduit dans ce petit cercle par Jean de Maisonseul. Tous étaient, en 1956, adhérents de l’association des «Amis du Théâtre d’expression arabe» dont Miquel et Simounet se chargeaient amicalement de dessiner les plans dans une arrière-salle du Café de La Marsa, propriété de Mme Ouzegane. J’avais fortement ressenti tout l’intérêt du témoignage de Charles Poncet, mais sa Correspondance avec Amar Ouzegane au cours de l’année 1976 qui était jointe au récit, m’était apparue aussi comme étant de toute première importance. À la fois par tout ce qu’elle pouvait nous apporter de précisions nouvelles, mais aussi par la qualité de la relation entre ces deux hommes qui voulaient « se parler vrai ». Ils découvrent, vingt ans après, combien, en réalité, il y avait eu de nondits au sein du petit groupe de 1956. Leurs longs échanges, à certains moments presque rudes, se concluent pourtant, de part et d’autre, avec une évidente sincérité, par le mot «Fraternellement». J’avais été d’autant plus sensible à cette lecture que les deux dernières lettres adressées à Roland Simounet au cours de l’année 1980, l’année du deuxième séisme d’Orléansville, par Amar Ouzegane, en février, et par Ferhat Abbas, en novembre, se terminent elles aussi par ce même mot «Fraternellement». C’était une belle histoire d’hommes et je pensais qu’elle méritait d’être mieux connue qu’elle ne l’était déjà. J’en ai alors parlé à Georges Morin que je connaissais de longue date et nous avons décidé d’organiser une table ronde au Maghreb des Livres de 2010 sur le thème plus large des Libéraux d’Algérie, dans lequel s’inscrivaient naturellement l’Appel de Camus et le récit qu’en avait fait Charles Poncet. Nous l’avons repris en 2012 dans un café littéraire et enfin dans une grande Journée à l’Institut du Monde arabe, en avril 2013, consacrée aux «réformistes et libéraux dans l’Algérie coloniale», en partenariat avec la Société des études camusiennes, dont Agnès est la Présidente, et la Société des études saint-simoniennes. C’est à l’issue de cette Journée, à laquelle participaient Agnès et Christian, que nous avons décidé tous les trois de nous lancer dans ce travail d’édition qui est aujourd’hui abouti. C’est un travail qui présente un réel intérêt documentaire, me semble-til, mais qui peut être aussi, en cette époque très difficile, le point de départ d’une réflexion beaucoup plus large. Nous sommes là pour en parler.Camus et l’Algérie en 1955 (Agnès SpiquelCourdille)Pendant toute l’année 1955, Camus est désespéré par l’aggravation de la situation en Algérie. C’est en octobre 1955 qu’il écrit à Mohamed El-Aziz Kessous : «J’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons» et à Poncet : «Je ne peux penser à rien d ‘autre». Depuis 1939, il dénonce l’iniquité du système colonial et les refus obstinés que le colonat en Algérie ainsi que la classe politique et l’opinion publique en métropole opposent à toute tentative de réforme de ce système. En 1945, il a été, dans Combat, l’un des rares journalistes français à dénoncer la répression dans le Constantinois ; il a souligné la montée de la haine en même temps que du sentiment national et martelé qu’une politique de répression était la pire des réponses. En 1955, il ne voit que Mendès France pour trouver à la situation une issue qui respecte «également les droits des Arabes et ceux des Français», écrit-il à Poncet. Il compte sur les élections de début 1956 pour que Mendès France parvienne au pouvoir (on sait que c’est Guy Mollet qui deviendra chef du gouvernement issu des élections). C’est dans cette perspective qu’il accepte, sur les instances de Jean-Jacques Servan-Schreiber, de collaborer à L’Express, de Deux évolutions vont alors converger : à Paris, celle de Camus qui, au fil des articles de L’Express, affine ses propositions pour l’Algérie ; à Alger, celle d’un petit groupe franco-musulman qui veut affirmer la possibilité d’une coexistence inter-communautaire et qui rassemble des amis avec qui Camus a milité dans les années 1930. Retraçons les étapes de cette convergence qui aboutit à la création du Comité pour la trêve civile.
Dès juillet 1955, Camus appelle dans L’Express à une conférence qui réunirait les différentes parties aux prises en Algérie. En septembre, à Alger, lors d’une réunion des Amis du théâtre d’expression arabe, qui rassemble des Européens et des Arabes, Lebjaoui lance : «Pourquoi ne profiterions-nous pas de nos relations presque fraternelles pour essayer de faire quelque chose en faveur du rapprochement des Européens et des Musulmans dans ce pays ?» ; c’est le point de départ d’une série de réunions. À la mi-octobre, dans L’Express, Camus fait une proposition : «L’idée d’une table ronde où se rencontreront à froid les représentants de toutes les tendances, depuis les milieux de la colonisation jusqu’aux nationalistes arabes, me paraît toujours valable. […] L’heure de la table ronde sera l’heure des responsabilités.» Il faut souligner l’expression «toutes les tendances» : elle implique entre autres l’inclusion de toutes les composantes du mouvement nationaliste. Le 1er novembre, il précise encore : «Je propose donc que les deux parties en présence prennent, simultanément, l’engagement public de ne pas toucher, quelles que soient les circonstances, aux populations civiles. Cet engagement ne modifierait pour le moment aucune situation. Il viserait seulement à enlever au conflit ce caractère inexpiable et à préserver, dans l’avenir, des vies innocentes. » Le terme de «trêve» n’est pas encore prononcé. À la mi-novembre, avec l’accord de tout le groupe, Poncet demande à Camus de venir soutenir leur mouvement. C’est là que s’opère la jonction entre les deux évolutions.
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