L’ivrEscQ : Le cri des oiseaux fous est-il un livre autobiographique sachant que c’est le plus proche de la réalité politique de Haïti en ces années soixante-dix ?
Dany Laferrière : C’est mon seul livre qui colle à la réalité directement politique. J’ai mis beaucoup de choses dans cette nuit d’Exil. Si vous allez à Port-au-Prince et que vous avez ce livre entre les mains, vous pouvez, en vous y référant, retrouver les rues, les noms et prénoms des gens. Quand j’étais jeune, je lisais Tolstoï et je m’étais aperçu que les critiques ou simples lecteurs pouvaient retrouver des gens que l’écrivain peignait dans ses romans. J’ai fait de même. Si vous lisez mon roman Une odeur de café, vous ne pouvez pas vous tromper de maison en allant dans mon village natal Le petit Gôave. Dans ce livre Le cri des oiseaux fous, c’est ma vie de journaliste à Haïti sous la dictature de Duvalier. Mon ami journaliste Gasner a été tué et j’ai dû quitter le pays. J’y raconte la dernière nuit. C’est un livre qui aurait pu s’appeler L’oeil du cyclone. C’était son premier titre. Parce que dans l’oeil du cyclone, il ne se passe rien, mais tout autour, c’est la mort. Le centre de l’oeil du cyclone, c’est le vide total. C’est exactement la sensation que j’ai eue cette nuit – là ; j’étais sûr que je n’allais pas mourir mais j’étais sûr également que les ravages du cyclone se passaient dans le silence.
Durant cette nuit d’errance à Port-au-Prince. Vous vous refusez à toute vengeance…
J’avais quelque chose d’autre à dire dans ce livre : ce qui manque dans les pays du tiers-monde par rapport à la politique, c’est souvent la lucidité, c’est à dire l’attitude face au piège des dictateurs. Le dictateur, lui, ce qu’il veut, c’est que l’on soit obsédé par lui, ce qui l’intéresse, c’est d’être nourricier d’obsessions. J’ai connu dans ma vie des gens qui ont passé toute leur vie obsédés par Duvalier ; ils sont partis en exil où leur obsession a été exacerbée. Duvalier meurt, ils en parlent encore davantage. Je me suis dit, alors que j’étais encore à Haïti, que ce que déteste le plus le dictateur, qui le met en rage, c’est qu’on arrive à être heureux malgré lui, quand on le passe au second plan. Et je me suis rendu à l’évidence que la vie de ma grand-mère me semble plus importante que celle de Duvalier, la vie de ma mère et les rapports amoureux que j’ai eus, que ce soit dans ma tête ou dans la réalité, me semblent plus importants que celle de Duvalier. Cependant, mon existence est conditionnée par la réalité de Duvalier mais je place celle-ci au second plan. C’est le même argument que j’ai eu à tenir plus tard sur le racisme à Montréal. Je suis noir, j’arrive dans un pays de l’Occident, la première question que l’on me pose est de savoir pour quelles raisons je ne suis pas obsédé par la question du racisme. Je me suis dit que je ne pouvais être à la fois la maladie et le remède. Si c’est moi qui subis le racisme, ce n’est pas à moi de le guérir. Je suis la maladie et je ne suis pas le remède non plus. C’est à ceux qui ne le subissent pas de s’investir pour l’extirper de leur société parce que le racisme contamine la vie sociale, il élimine des valeurs qui auraient pu booster la société.
Le roman Le goût des jeunes filles oppose deux univers entre lesquels le personnage principal est écartelé. D’un côté le monde de jeunes filles vivaces, débordantes de vie ; de l’autre, un pouvoir mortifère, celui de Duvalier…
Dans ce roman, j’ai voulu raconter la dictature à partir des jeunes filles. C’est un livre très subversif. Cela m’est arrivé à Port-au-Prince. En face de chez moi, habitait un groupe de jeunes filles qui avaient l’air de mener une vie dont je n’étais absolument pas au courant car j’étais un fils à sa maman. Je préparais mes examens. Mais en regardant par la fenêtre, j’ai vu des gens, de mon âge, menant une autre vie que la mienne. C’était pour moi une « maison plaisir » qui m’avait tellement excité que j’étais troublé par cet appel de la vie, d’autant que ma mère me protégeait en m’assénant ses vérités : « quand on étudie, on se cache. On n’est pas vu par le pouvoir. » Mais je suis sorti et je n’ai pas voulu rentrer chez moi, je suis allé me cacher chez ces jeunes filles. Ma mère en refusant Duvalier et son univers s’est comme un peu écartée de la réalité du monde. Or, ces jeunes filles rencontrent des hommes du pouvoir ; elles savent ce qui se passe dans le monde alors que ma mère faisait tout pour ne pas s’impliquer dans le politique désastreuse et intolérable de Duvalier. Ma mère était ainsi condamnée dans le roman d’autant qu’elle posait un regard méprisant sur ces jeunes filles. C’étaient elles, pourtant qui étaient équipées pour me venir en aide précisément parce qu’elles connaissaient le monde dans lequel elles vivaient. Il faut avoir les mains sales de Sartre pour connaître le monde dans lequel vous vivez. Il y a un proverbe haïtien qui dit : « Le boeuf ou la vache qui a une longue queue ne traverse pas le feu ». Les individus doivent se mouiller, se salir sinon ils mettent en danger ceux qu’ils aiment et c’est là le fil conducteur de ma littérature.
La présence de ces filles joyeuses est-elle une métaphore de la résistance à la morbidité ?
Le terme de morbidité me rappelle le fascisme de Franco en Espagne. La morbidité est une déliquescence morale. Il faut précisément contrer cette morale par le désir, la vie, la diversité. C’est pour cela que j’ai opposé au pouvoir de Duvalier la vivacité de ces jeunes filles qui deviennent, dans mes romans, la métaphore d’Haïti, de la résistance totale. Ce sont les seules qui connaissent la ville, ce sont les seules également qui s’approchent le plus près possible des tontons macoutes. Ces fleurs de l’asphalte apportent la vie alors que la réalité de Duvalier, apporte la mort.
Dans vos romans, il y a une relation constante entre désir (sexe) et pouvoir. Quel en est le lien ?
Dans tous mes romans, j’ai voulu questionner le pouvoir par rapport au désir. Je ne crois pas que le pouvoir soit uniquement l’argent et que cet argent soit pour lui le seul moteur. Dans mon roman Le goût des jeunes filles, face à ce pouvoir de Duvalier bien planté, il me fallait présenter un autre pouvoir, plus à la surface, éphémère mais tout aussi puissant que celui du désir. Le pouvoir politique (celui de Duvalier) tend à vouloir durer mais le pouvoir du corps des jeunes filles est également excessivement puissant et basé précisément sur l’éphémère. J’ai voulu faire croiser ces deux mondes pour voir ce que cela donnerait.
L’exil a-t-il changé votre perception de littérature et de la vie en général ?
J’aime bien que mes romans se déroulent dans des espaces réduits. Soit en une nuit dans Le cri des oiseaux fous, soit dans une petite chambre de mon premier roman Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer ; chambre que je venais de dé couvrir à Montréal et dont je prends toujours avec moi la petite clé. Dans mon pays, à Haïti, les portes n’étaient jamais fermées. De ce fait, je n’avais aucune conception de l’architecture du monde. Un romancier est avant tout un architecte, qui essaie de construire un univers. C’est pour cela que le roman est un art bourgeois. Il faut toujours un petit espace, ne fut-ce qu’un coin de table. Or, je n’avais aucune idée de l’espace ; j’étais ce qu’on appelle un intellectuel du Tiers monde. Mais quand j’ai eu cette petite clé dans ma poche en arrivant en exil, c’était pour moi quelque chose d’extrêmement nouveau. C’était impensable pour un intellectuel du Tiers monde de marcher avec sa clé dans la poche. Avoir un univers où l’on vit, que l’on habite, c’était pour moi le début de la construction du roman.
Pourquoi aviez-vous réécrit nombre de vos romans ?
J’avais écrit beaucoup de mes livres à Miami où je vivais. L’odeur du café, Le charme des après midi sans fin. Le goût des jeunes filles a été, donc, réécrit dans l’optique d’une fresque autobiographique américaine mais je n’avais pas le temps, non celui de Proust, mais le temps à l’intérieur de soi, biologique. Il me fallait aller vite même mal car j’avais peur que le temps biologique ne me le permît pas. Je voulais raconter cette fresque depuis mon enfance et rendre hommage à tous ceux que j’aime : ma mère, mes tantes car j’en ai beaucoup – j’ai été élevé par neuf femmes dans une maison sans hommes –.
Votre roman « Je suis un écrivain japonais » est plein d’humour. Quelle en est la symbolique ?
C’est l’histoire d’un écrivain qui tente d’écrire un livre dont il n’a que le titre « Je suis un écrivain japonais ». Un consul japonais le cherche, étonné d’apprendre que c’est un écrivain noir vivant à Montréal qui veut écrire ce roman. La nouvelle fait du bruit. Au Japon, on est scandalisé au point où un écrivain japonais, un vrai celui-là, annonce un roman au titre « Je suis un écrivain malgache ». Un officier japonais déclare à la télévision qu’il est un soldat coréen. Cela crée une énorme confusion. Le consul essaie de manipuler l’écrivain, le narrateur du roman, pour essayer de conduire son roman dans la direction qu’il veut. Il lui envoie de la nourriture japonaise, lui dépêche une équipe de reporters de télévision pour réaliser un documentaire sur la question de savoir pour quelles raisons il écrit un livre « je suis un écrivain japonais ». C’est une façon pour moi de jeter un regard critique sur cette littérature indigène, nationaliste, car il ne faut pas oublier que le vrai projet de la littérature, c’est de sortir de son univers, de sa race, de sa classe. Cela ne veut pas dire qu’on doit effacer les paysages, que l’on ne doit plus faire de la littérature engagée. La littérature se donne la possibilité d’inventer un univers pour nous consoler de celui dans lequel nous vivons. D’échapper en quelque sorte à Duvalier. J’ai rencontré un peintre à Haïti et je lui ai dit : « Baptiste, pourquoi peins-tu des arbres fruitiers qui croulent sous les fruits succulents, magnifiques dans un paysage coloré alors qu’autour de toi, il n’y a que désolation. Il m’a répondu : « Moi, je peins le pays rêvé, le pays réel, je le vis. Le pays réel, il suffit de le regarder par la fenêtre mais pour le pays rêvé, cela dépend de moi. Comme il n’y a pas d’arbres fruitiers qui croulent sous les fruits mûrs et succulents, eh bien, dans ma peinture, il y en a. Je peins pour me consoler. » La littérature est aussi une consolation de soi.
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