Lequel d’entre nous n’a pas entendu Charlot se lamenter de n’avoir pu aider à l’émergence de la littérature maghrébine de langue française, laquelle se fit à la fin des années 40, soit au moment précis où sa maison d’édition fit faillite ? Pourtant –et sur ce point-là aussi nous ne le lui avons pas suffisamment rendu justice– la sollicitude de Charlot envers les écrivains et artistes d’Algérie et du Maghreb, qu’il connaissait fort bien et dont il suivait la création, directement ou par l’intermédiaire de certains de ses collaborateurs (Camus et Roblès en Algérie, Guibert en Tunisie ou Bosco au Maroc) ne fut jamais négligeable, ainsi que le montrent bien des correspondances. Repoussant à plus tard et à une coédition El Kalima/Domens un essai plus fouillé sur Les Ecrivains maghrébins chez Charlot, je voudrais évoquer ici le bout de chemin que firent avec lui quatre écrivains maghrébins d’expression française : Jean et Taos Amrouche, Himoud Brahimi et Albert Memmi.
Les plus assidus Jean et Taos Amrouche
Des quatre, les plus proches d’Edmond Charlot furent sans aucun doute les Amrouche frère et sœur, en réalité précédés et à lui présentés par l’infatigable Armand Guibert, dont Charlot, dès l’aventure de Rivages (1938), admirait fort le travail d’éditeur et «ses remarquables Cahiers de Barbarie». Jean introduisit dans la maison André Gide, après que celui-ci l’eût amené en Algérie, afin qu’il y publie Attendu que… (1943) et des Pages de journal (1939-1941) (1944), et avant qu’ensemble ils embarquent sur L’Arche (1944-1947), dont Amrouche espérait qu’elle rivaliserait avec la NRF, puis que ce dernier devienne le tout-puissant directeur littéraire de la maison après son installation à Paris en 1946 (Charlot lui-même s’y étant installé dès 1944). C’est là que Marie-Louise Taos Amrouche finit par publier Jacinthe noire en 1947, roman achevé dès 1939, ce qui fait d’elle, et de très loin, la première en date des écrivaines maghrébines ! Jean, dont Charlot réédita fin 1946 les Chants berbères de Kabylie et Taos Amrouche restent donc les seuls écrivains maghrébins avérés au catalogue des éditions Charlot, si l’on excepte le cas de Mouloud Feraoun sur lequel l’année du Centenaire devra nous apporter quelques clartés.
Albert Memmi et la collection Le Sinaï
Il est un épisode méconnu de l’histoire des éditions, c’est le projet d’une collection de judaica conçu fin 1947, après son arrivée à Paris, par le jeune Albert Memmi, pas encore écrivain, toujours encouragé dans la voie philosophique qu’il poursuit en Sorbonne, pour l’instant partagé entre ses anciens professeurs du Lycée Carnot à Tunis, Jean Amrouche le littéraire et Aimé Patri, le philosophe. Que devait être cette collection ? Nous avons la chance d’avoir avec Albert Memmi, l’un des derniers témoins encore vivants de l’aventure des éditions Charlot. Il témoigne : «Etudiant la philosophie à la Sorbonne, fiancé puis marié à une jeune Lorraine agrégée d’allemand et qui travaillait alors à une thèse sur Freud et la tradition littéraire, je fus un moment conduit à m’intéresser à un certain nombre de philosophes austro-germains pas encore ou très partiellement traduits en français, au premier rang desquels Kafka, Buber et Freud.»De fait, l’œuvre de Martin Buber, avec qui Memmi s’était entretenu à l’automne 47 pour la revue Paru, dirigée par Aimé Patri (n° 34, sept 1947). L’entretien s’achève sur une note Les éditions Charlot donneront prochainement au public des œuvres inédites en France de Martin Buber, coll. Le Sinaï), ne commença à être traduite en français que près de vingt ans plus tard. Hélas, cette collection qui aurait permis l’introduction en France ne put voir le jour du fait des difficultés dans lesquelles commence à se débattre la maison d’édition ; et Charlot en conçut de durables regrets : «En fait je n’ai pas réalisé tout ce que j’aurais voulu réaliser, les grands projets que j’espérais mettre en vie. Il y eut de nombreuses ébauches de collections que l’on n’a pas terminées, notamment une collection de romans policiers avec Dominique Aury, que j’admire beaucoup […]. Egalement, une collection Le Sinaï avec Albert Memmi.» (Souvenirs d’Edmond Charlot. Entretiens avec Frédéric-Jacques Temple. éd. Domens, 2007, pp. 87-88 – ces entretiens datent des années 80).
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