De son enfance à Byblos, à sa prison dorée de Rome, découvrez le destin exceptionnel d’une femme hors du commun : la belle et farouche Zénobie, Reine d’Orient, qui s’opposa à l’hégémonie d’Aurélien, Empereur de Rome. Entre confession et correspondance, ce récit épique vous plongera au cœur des conflits qui agitèrent l’Orient du troisième siècle et vous fera découvrir le charme insolent et l’intelligence de cette femme courageuse, rebelle et sensuelle, qui sut conquérir un peuple et séduire un empereur. Tu as eu ton triomphe, Aurélien, il fut grandiose. J’ai porté des entraves aux chevilles et des chaînes d’or aux poignets. Nue, recouverte des épaules aux mollets des pierres précieuses de mon propre trésor, j’ai marché du jour levant à la nuit tombée. C’était interminable ! J’endurais à mon cou un carcan d’or serti d’émeraudes. Il en partait un lien pesant, mal soutenu par l’un de mes bouffons. Le tout était plus écrasant que la cuirasse de mes lourds cavaliers de combat.
J’ai dû m’arrêter plusieurs fois pour reprendre mon souffle, mais je n’ai pas vacillé. Devant moi, Tetricus et son fils, tous deux traîtres à Rome, légèrement vêtus de leurs atours gaulois ont trébuché plusieurs fois. Moi pas ! Je me devais de résister, pour mon honneur de Reine et pour ta gloire, César ! Droite, j’ai commencé ma marche, droite, je l’ai achevée.
J’ai eu le temps de méditer, ce jour-là. De noires pensées se bousculaient dans mon cœur ! Ne serais-je pas sacrifiée à la fin du spectacle ? J’étais sans crainte pour ma vie, mais inquiète pour mes fils. Que leur adviendrait-il, si faibles encore, si démunis sans moi ? D’autres pensées, plus futiles, me venaient à l’esprit. Où se porterait l’admiration de cette foule de Romains ? Serait-ce sur les vingt éléphants qui ouvraient le cortège devant les terribles fauves, tigres, panthères, lions, guépards ? Ou sur les élégantes girafes, les antilopes graciles et tant d’autres animaux étranges et exotiques ? Des chars qui suivaient, lequel était le plus beau, le plus impressionnant ? Celui d’Odenath, paré d’or et de lapis ? Ou celui, riche en pierreries, offert par le Roi de Perse à Aurélien ? Le mien, dessiné par mes soins, exécuté par les plus habiles artisans syriens, habillé d’argent avec, en son centre, un soleil resplendissant de turquoises et de brillants, rehaussé de rayons d’or ? Ou celui du Roi des Goths, plus lourd, moins raffiné, mais tiré par quatre cerfs splendides, que tu montais fièrement pour ton arrivée au Capitole ? Quelle place tenaient les vaincus dans cette parade ? De qui parlerait-on le plus, cette nuit dans les tavernes ? Des dix Amazones habillées en hommes, capturées alors qu’elles combattaient côte à côte, en égales avec leurs frères Goths ? De Tetricus et de son fils, proclamé par son père Empereur des Gaules que tu terrassas, Aurélien, sans même combattre ? Des sénateurs félons, traînés eux aussi en triomphe ? Ou de moi, Reine orientale, mystérieuse Syrienne qui, il y a peu encore, faisait trembler Rome ? Croyaient-ils vraiment, ces rustres, que cette femme enchaînée aspirait à devenir leur maître ? Comment imaginer un seul instant que j’ai pu vouloir quitter Palmyre la somptueuse pour cette Rome décadente ?
L’épuisement attise la fureur ! Je ruminais des vengeances impossibles une bonne partie du chemin. Et lorsque, enfin arrivé au Capitole, magnifique dans ton armure de parade au centre de laquelle étincelait un soleil d’or, tu as sacrifié à Jupiter les quatre cerfs qui t’avaient transporté jusque-là, malgré la fatigue qui me coupait les jambes et sans mes multiples entraves, plus proche de toi, je crois bien que j’aurais trouvé la force de t’arracher ton poignard des mains pour te l’enfoncer dans le cœur avant de me tuer à mon tour.
Ai-je défailli ? Du haut des marches du sacrifice, tu as fait signe que l’on m’apporte un siège. Deux esclaves ont empoigné un fauteuil destiné à un quelconque sénateur et me l’ont présenté. Je l’ai refusé ! Sur un nouveau signe de toi, impératif et souverain, quatre bras puissants m’ont soulevée de terre, m’obligeant à m’asseoir. On m’avait habillée debout, j’ai tenté désespérément de me relever, cela m’était impossible, le poids des bijoux et des chaînes m’en empêchait. La foule saluait par des cris de joie la générosité de son empereur. Toi et moi seuls savions que tu m’avais infligé là une nouvelle défaite.
Je te hais, Aurélien ! Je te hais pour ta mansuétude, pour ma vie épargnée, pour cette cage dorée… Qu’ai-je à faire de ce palais douillet, de cette douce verdure, de ces femmes parfumées ? Que ne m’as-tu don¬née à violer par tes légions, à déchiqueter par tes chiens, à piétiner par tes chevaux, plutôt que de m’ôter mes palmiers généreux, mes sables infinis, mes rocs, mes déserts ! Où est Tekram, mon cheval préféré ? Et vous, mes vaillants cavaliers, et vous encore, mes sages, mes bavards, mes philosophes, où êtes-vous ?
Qu’espérais-tu faire de moi, Aurélien ? Une agnelle docile ? Moi qu’un père aimant appelait «Khamsin», le vent du désert, ce vent du Sud, chaud et sec, qui bouscule les dunes, obscurcit le ciel, brûle les yeux, enflamme les corps et rend fous les cœurs ? Comment as-tu pu m’imaginer en matrone ? Moi, Zénobie la grande, Reine de Palmyre, moi, dont la gloire illumine l’Orient ! J’admirais le général audacieux, le stratège inspiré… mais comme tous les hommes, tu n’as que le courage de mourir et le mépris des femmes.
Je te hais également pour mes erreurs, car c’est sur toi qu’elles convergent. Je t’ai cru faible comme tes prédécesseurs et tu m’as vaincue. Puis, je t’ai espéré intelligent autant que magnanime. Tu as pourtant privé mon peuple de sa lumière en le privant de moi. C’est Palmyre qu’il fallait me laisser, nous aurions fait alliance. J’aurais fait allégeance. Une femme comme moi ne commet jamais deux fois la même erreur. Quel meilleur bouclier que moi pouvais-tu trouver là-bas, alors que je m’étiole dans cette campagne romaine ? Trop sou¬vent importunée par tous ces patriciens curieux, désireux de m’approcher, j’ai bien peu de temps pour écrire. J’écris pourtant depuis toujours, depuis l’enfance, j’en ai besoin. C’est ma façon à moi de remettre un peu d’ordre dans mes idées. J’y mets ma rage, aussi bien que mes pensées les plus intimes. Tantôt je garde, tantôt je détruis. J’écris en grec, en araméen et même en égyptien. Mais jamais en latin. Je ne le sais pas assez, ou si peu, ou si mal ! J’évite même de le parler, tant j’exècre mes erreurs, mais ici, j’y suis le plus souvent forcée. Peu de Romains parlent une autre langue. Parfois le grec, rarement le perse, jamais l’araméen. Une nation conquérante n’a pas d’efforts à faire : elle parle sa langue, aux autres de s’adapter.
Je ruse, je triche, j’attends mon heure. J’écris debout pour avoir la force de recevoir couchée, des heures durant, la cohorte des courtisans pompeux et de leurs épouses bavardes, tous avides de voir à quoi peut bien ressembler un fauve aux griffes rognées. Je dois bien les décevoir : je suis si affable que ta gloire, Auguste, en prend un méchant coup ! Est-ce vraiment elle, cette farouche guerrière que l’empereur a eu tant de mal à vaincre ? J’écoute, je m’instruis de toute la bêtise de tes élites. Nul ne me surprend un livre à la main, nulle pensée élevée ne s’échappe de mes lèvres. Je babille avec les femmes, écoute béate les hommes, sans jamais les contredire.
La banalité de mes propos les rassure, les Romaines oublient que mon peuple me surnommait «la vertueuse». Elles parlent entre elles, devant moi, de leurs amants, esclaves barbares qu’elles s’échangent ou se gardent jalousement, selon le cas, et qui savent les prendre avec la force perdue de leurs époux. Elles vantent leurs mains habiles, leurs longues caresses, leurs bouches gourmandes, leurs sexes monstrueux, durs, infatigables. Elles en rajoutent pour susciter l’envie et la curiosité de leurs compagnes. Pas d’avarice dans les détails : c’est à celle qui en dit le plus, positions, circonstances, intensité des orgasmes… Ces femelles complices gloussent de leurs petits bonheurs. Ainsi, elles m’éprouvent. Suis-je des leurs ? Je les écoute en souriant, amicale, mais suffisamment distante pour éviter qu’elles ne devinent mon ennui. Les matrones ne sont pas vraiment dupes, mais rien ne peut les empêcher de s’épancher ; faiblesse de femmes oisives se vengeant de l’indifférence de leurs maris.
Tromper n’est rien, encore faut-il le faire savoir ! Les hommes, eux, font les importants. Sénateurs, rhéteurs… certains complotent, car tous ont peur depuis que quelques-uns de leurs pairs –et pas des moindres– se sont vus traînés et enchaînés à ton triomphe. J’écoute, discrète, posant ici et là une question naïve. Je tends même une oreille attentive au beau Flavius, envoyé par tes soins pour me séduire. Tu as bien choisi : il est charmant et drôle, et pourrait combler tout autre que moi. Mais, pour toucher impossible : il me faut un égal.(…)
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