La Haye. Le soir tombé, en chemin de l’hôtel au théâtre, le fantôme de Jorge Luis Borges nous accompagne sur une voie tracée au travers d’un large trottoir couvert de neige boueuse et verglacée. L’homme à mes côtés est sans doute le plus borgésien d’entre les borgésiens. Alberto Manguel a pénétré l’intimité de Borges et il nous a livré l’essentiel de son existence, on ne peut dire qu’il est son biographe à proprement parler, tant pour Borges le cœur de la réalité se trouve dans les livres. «Sa bibliothèque est son autobiographie», annonce d’emblée Alberto Manguel dans Avec Borges (1), bibliothèque qu’on imagine autant vaste qu’archi-bourrée d’ouvrages anciens et nouveaux.
Première surprise de ce livre, la bibliothèque de Borges n’est pas ce que l’on pourrait croire, l’antre démesuré de l’érudit encyclopédique qu’il était, matérialisé par un nombre incalculable de livres, il en possédait peu en fait. Ses visiteurs s’attendaient à voir des meubles surchargés de livres, des rayonnages jusqu’au plafond pliant sous le poids des volumes, des empilements d’imprimés bloquant les passages, en somme une jungle d’encre et de papier. Il n’en est rien. Au milieu des années cinquante, l’un des premiers visiteurs à afficher son désappointement fut Mario Vargas Llosa qui demanda pourquoi le Maître ne vivait pas dans un endroit plus grand et plus luxueux. Ce à quoi Borges rétorqua : «C’est peut-être ainsi que cela se passe à Lima, mais ici à Buenos Aires nous n’aimons pas crâner.» Borges, vivait dans un modeste appartement avec sa mère et la bonne. Sa bibliothèque se subdivisait en casiers à livres répartis entre le salon, sa chambre et la chambre de sa mère. Ces quelques casiers à livres contenaient toutefois l’essence des lectures de Borges, à commencer par les encyclopédies et les dictionnaires, la fierté de Borges d’après Alberto Manguel. Pour un écrivain qui appelait l’univers une bibliothèque et avait imaginé le paradis «sous la forme d’une bibliothèque», cela ne correspond guère à l’image d’un bibliophile, de surcroît directeur de la Bibliothèque de Buenos Aires, remarque encore Alberto Manguel qui a côtoyé Borges au plus près sur de longues années. En 1954, dans la capitale argentine, un écrivain aveugle s’approche d’un adolescent de quinze ans employé dans une librairie et lui demande s’il serait intéressé par un travail à temps partiel consistant à lire à haute voix. L’écrivain était Borges, le garçon Alberto Manguel, qui deviendra plus tard écrivain renommé et bibliophile tout autant. Lecteur, Borges l’était plus qu’écrivain. Cela a commencé à l’enfance, quand il accompagnait son père à la bibliothèque. Trop timide pour demander un livre, il prenait des rayons un volume de l’encyclopédie Britannica et lisait les pages ouvertes au hasard. Borges partageait les genres (bien qu’il n’affectionnait guère leur compartimentalisation) entre le salon, sa chambre à coucher et la chambre de sa mère où, Manguel n’est pas sûr, se trouvait la littérature argentine.(…)
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