Né à Alger le 25 janvier 1933 d’une mère algérienne, Moulaise Bensaïah, originaire de Bordj Bou Naama dans la région de l’Ouarsenis, et d’un père européen dont la famille avait émigré depuis l’île de Minorque, comment décider, devant la conjugaison de son double héritage, d’une unique appartenance de René Sintès ? Mais nulle hésitation, dans leur folie meurtrière, pour les tueurs de l’ «Algérie française». Le 25 mai 1962, deux mois avant l’indépendance de l’Algérie, Sintès disparaît à l’âge de vingt-neuf ans, lors d’un enlèvement à son domicile d’El Biar par un commando de l’O.A.S. L’origina¬lité de sa peinture avait été rapidement reconnue. «De tous les jeunes peintres algérois, Sintès est celui qui a poussé le plus loin ses recherches dans la voie du dépouillement et des accords simplement plastiques», observe un article qui rend compte en, 1960, de sa deuxième exposition. Peu de temps après sa mort, deux de ses toiles, Calme et Soir, sont acquises par le Musée National des Beaux-Arts d’Alger. Dans le cadre de sa réouverture est organisée en 1963 à la salle Ibn Khaldoun pour les «Fêtes du 1er novembre» l’exposition «Peintres algériens» dans laquelle, en un hom¬mage symbolique, Soir est présenté. Dressant quelques mois plus tôt un panorama de la peinture en Algérie, Jean Sénac situait semblablement Sin¬tès aux côtés des peintres de la «génération de 1930», la plupart d’entre eux étant nés autour de cette année, Issiakhem et Khadda, Benanteur, Mesli et Baya, aujourd’hui considérés comme les véritables fondateurs de l’art moderne en Algérie.
Parmi les peintres algériens
Trois tableaux de Sintès figurent encore, en avril 1964, dans la plus large exposition, également intitulée «Peintres algériens», présentée au Musée des Arts décoratifs de Paris et en 1967 le Centre Culturel Français d’Alger organise une rétrospective de ses peintures et gouaches, préfacée par Jean de Maisonseul. La brièveté de l’itinéraire de René Sintès, l’évolution rapide qu’il manifeste, d’une figuration de plus en plus libre à une non-figuration toute personnelle, comme si le peintre se ressentait pressé par le temps, rendent d’autant plus remarquable son oeuvre tragiquement interrompue. Elle se caractérise, en effet, par une double originalité, par rapport au climat plastique plutôt traditionnel de l’«École d’Alger» dans lequel elle débute et dont elle se détache, puis par la voie nouvelle qu’elle ouvre au milieu des cheminements divers empruntés par les peintres de l’abstraction.
Premiers cheminements
Dès la fin de ses études au lycée, René Sintès réalise sur le motif des gouaches du port d’Alger et des rivages proches menant à Tipasa. De 1949 à 1953, il fréquente l’École Normale d’Instituteurs de Bouzareah, où l’encourage son professeur d’art plastique, J.A.R. Durand. Rencontre déterminante : son «amitié, plus qu’une influence, lui apporte la confiance, les échanges et les critiques nécessaires pour lui faire prendre conscience de sa création», note Maisonseul.
Au delà de la peinture, Sintès apparaît ouvert à l’ensemble des langages artistiques, prend part aux activités du Centre régional d’art dramatique d’Alger, fait en 1952 son premier voyage en France à l’occasion d’un stage au Centre régional de Paris et accompagne durant l’été l’une de ses tournées. Il rencontre Edmond Charlot à la nouvelle librairie-galerie «Rivages» que l’éditeur a ouverte rue Didouche Mourad après son retour, deux ans plus tôt, à Alger. C’est sans doute dès cette époque qu’il développe la vaste culture artistique qu’évoque Maisonseul : «Sintès se forme seul, en dehors de toute école : il surprend la poésie de Rimbaud à Saint-John Perse, la musique de Bach à Bartok, la peinture d’Ucello à Braque».
Dans ses premières peintures, champs verdoyants, arbres et haies sur l’horizon marin, un geste souple anime une matière richement colorée. Toiles printanières, la lumière n’y a pas suspendu les couleurs, que blanchira plus tard la fournaise solaire de l’été. À distance des clichés pittoresques du premier orientalisme académique, cafés maures ou odalisques dans leurs patios, marabouts et palmiers, caravanes au bord de l’oued, Sintès commence par s’inscrire dans le courant paysagiste qui, à travers une nouvelle génération de peintres, anime l’ «Ecole d’Alger».
À l’origine, l’expression désigne, malgré les réserves des écrivains eux-mêmes, le courant littéraire représenté, hors de toute théorie, par Gabriel Audisio, Albert Camus, Emmanuel Roblès. Dans le domaine des arts plastiques l’«École d’Alger», intimidée par les audaces du cubisme, du surréalisme comme de l’abstraction, demeure plutôt attachée à la représentation d’un quotidien il est vrai moins exotique qu’en ses premiers moments, poursuivant son chemin le plus généralement en marge des mutations que faisait paraître «l’envolée lyrique» de la nouvelle Ecole de Paris. À partir de cette distance insulaire que gardent la plupart des artistes d’Alger, il ne faudra que quelques années à Sintès pour rejoindre le présent actif de la création picturale.
En 1952, il voit à Paris -il le note dans ses carnets— au Palais de Tokyo une exposition de Rouault et une présentation de l’ «Art mexicain du précolombien à nos jours», à l’Orangerie des Tuileries un panorama des «Natures mortes à travers les Ages», notamment de Van Gogh, Picasso, Matisse et Braque, à la galerie Maeght des oeuvres de Braque et Chagall. Au Musée d’art moderne Sintès a-t-il l’occasion d’approcher alors les peintures des jeunes artistes non-figuratifs sur lesquelles seuls de très rares ouvrages ont été jusqu’alors publiés ?
Son séjour ne semble cependant pas avoir de répercussions immédiates sur sa démarche. C’est encore dans une attention réaliste qu’il substitue à la vive clarté de ses peintures antérieures la lumière ténue, les gris nombreux au milieu desquels transparaissent sous l’hiver les arbres dénudés, les ponts et façades des quais de Seine. L’indécision des silhouettes d’usines et de péniches qui, dans La Seine à Courbevoie, affleurent du crépuscule anticipe cependant sur la conjugaison de l’ombre, des eaux et des bateaux qui sera l’une des caractéristiques de son cheminement futur. A travers la vivacité de son graphisme un glissement s’opère durant l’été 1953 dans sa peinture autour de visions du port et des édifices de Rouen puis dans une recréation toute allusive, à l’automne, des mâts, voiles et filets des bateaux de pêcheurs de Bou Haroun.
Dans les années de guerre
Sintès intègre en 1955, après avoir effectué son service militaire, sa fonction dans l’enseignement. Années décisives : il se lie d’amitié avec l’urbaniste et peintre Jean de Maisonseul qu’il rencontre à la librairie d’Edmond Charlot. «Il habitait la rue de la Marine d’où la Casbah s’étageait de ses fenêtres» : Maisonseul se souviendra de leurs promenades «du port à la haute-ville». Au tout début des années 1930, il l’avait fait parcourir à Le Corbusier, mesurant avec lui les dimensions des marches des escaliers et des ouvertures, des niches et des terrasses, pour découvrir des constantes qui se retrouveront dans le «Modulor». Tous les trois d’une vingtaine d’années les aînés de Sintès, Maisonseul, Charlot et JAR Durand ne cesseront d’être attentifs à son travail, composant pour lui comme une famille d’esprits au milieu de laquelle il va continuer de construire sa peinture et sa vie même.
Maisonseul a participé à l’aventure des «Amis du Théâtre arabe», groupe de Français humanistes et de «Musulmans démocrates» prônant un authentique dialogue interculturel. Quand Albert Camus se rend à Alger en janvier 1956, il y retrouve ses amis, Charlot, Maisonseul, Charles Poncet, l’architecte Louis Miquel, Emmanuel Roblès ou Amar Ouzegane, futur ministre des premiers gouvernements algériens. Malgré les difficultés que lui opposent les jusqu’au-boutistes de l’Algérie coloniale, Camus organise une réunion pour lancer son «Appel pour une trêve civile». Evelyne Chauvin, que René Sintès a épousée en décembre 1955, s’est chargée de dactylographier le manuscrit du texte qu’a rédigé Camus. Dans la salle, Ferhat Abbas est présent, dehors les «ultras» menacent Camus de mort. « De quoi s’agit-il ? D’obtenir que le mouvement arabe et les autorités françaises, sans avoir à entrer en contacts, ni à s’engager à rien d’autre, déclarent, simultanément, que, pendant toute la durée des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée et protégée.», propose-t-il.
C’est dans ces circonstances que Sintès le rencontre, côtoie Roblès avec qui il demeure lié et, en peu de temps, devient proche des grandes figures des «libéraux» d’Alger, marginalisés, éconduits et malmenés par le pouvoir français. En mai Maisonseul, accusé d’atteinte à la sûreté de l’État, est ainsi emprisonné à Barberousse mais, énergiquement défendu par Camus, libéré en juin. Six mois plus tard commence la sanglante Bataille d’Alger. Datée du 19 mars 1956, une correspondance de sa femme laisse entrevoir l’amertume que ressent Sintès. «Un soir de tourmente», il lui dit combien il «ne voulait ni n’avait à payer pour les fautes commises par ses ancêtres français en Algérie. (…) Cette terre a été pressurée par la colonisation, sans échange, et c’est nous qui en prenons les conséquences», écrit Evelyne Chauvin, qui poursuit : «Nos vies en effet ne tiennent qu’à un hasard. (…) Je ne sais que souffrir pour un peuple que j’ai reconnu mien, qui demande sa liberté à un autre peuple réputé dans toute l’histoire pour cette même liberté et sa générosité». Au milieu de ce climat d’inquiétude, d’espoir et de déception, René Sintès a commencé d’engager sa peinture, au carrefour d’orientations diverses, dans son cheminement personnel. Les arbres qui, en janvier 1955, veillent les boîtes des bouquinistes des quais de la Seine accentuent l’épuration de son graphisme mais ne le détachent pas de l’intention figurative. A travers les semblables branchages des Arbres dépouillés, les mêmes couleurs nuancées sous la demi-lumière nimbent, en décembre, les façades des maisons de Vence. La toile à laquelle Sintès donne, en avril, le titre plus énigmatique de L’interdiction manifeste cependant une démarche déjà tout autre. Dans un climat lunaire, l’équilibre des surfaces n’y évoque plus que par bribes, en marge d’une volonté descriptive, murs et toits. En 1956, tandis que plusieurs de ses dessins manifestent encore l’attachement minutieux de Sintès au motif, ses natures mortes de tendance cubiste dérivent vers des constructions libérées de tout réalisme.
Vers l’abstraction
Entre ces deux pôles de la figuration et de l’abstraction, Sintès entreprend l’année suivante de découvrir sa propre voie. Les riches couleurs du Marché qu’il peint au printemps 1957 se confondent sous l’éblouissement d’un contre-jour solaire. Si se laissent identifier les silhouettes de marchands derrière d’abondants étals de fruits plus indéterminés, l’espace tout autour de la toile se trouve dans sa construction rigoureuse fragmenté en pans assemblés selon leur seule cohérence sensible. Etape majeure au long de cette évolution, Terre Littorale, Fenêtre sur la fin de l’année, dans des harmonies d’ocre, de sables et de terres, et Filets dans des accords plus cuivrés, manifestent que Sintès est résolument entré, hors de toute représentation, dans une recomposition volontaire, fermement structurée par le réseau des verticales et diagonales, des apparences immédiates. Simultanément se renforce son attention pour la dimension matérielle de son langage. Il semblait à Jean Paulhan «qu’avec les tableaux modernes le toucher prenne le pas sur la vue, l’espace tactile sur l’espace visuel. Tout se passe comme si notre regard n’était plus qu’une allonge à nos doigts». Comme dans les autres toiles qu’il peint en 1957, le plan rapproché dans lequel Sintès cadre encore lisiblement la coque de sa Barque jaune entraîne et retient le regard au plus près de la texture maçonnée et griffée qui l’évoque. Ce besoin de travailler la couleur dans son épaisseur l’incitera par la suite à la fois à en multiplier les stratifications et à en ajourer de part en part les transparences à travers d’immobiles vibrations. Sintès reçoit en janvier 1958 le prix de la galerie Comte-Tinchant qui présente en avril sa première exposition personnelle. S’il n’a pas abandonné entièrement toute approche figurative, il la réserve aux dessins préparatoires à partir desquels il construit librement ses peintures. Sans doute les considère-t-il comme une première étape, autonome, de son travail et peut-être est-ce pour mieux rendre accessible sa démarche qu’il en expose plusieurs lors de sa deuxième exposition en janvier 1960. Au-delà, ses peintures accommodent désormais sa vision sur le libre jeu des formes et couleurs, saisies dans leur seule valeur plastique. Durant le printemps et l’été 1958 Sintès y aborde, autour de gammes variées, deux nouveaux thèmes qui demeureront essentiels dans son oeuvre, et qu’il ne tardera pas à mêler. Les Vieux murs solaires et les Taudis la nuit qu’il peint en juin à Alger, puis les Murailles de Cagnes-sur-Mer en juillet, Lumières en août, le rapprochent tout d’abord d’une «non-figuration urbaine». Au milieu des argiles bleutées et grises de La ville ne demeurent des fenêtres et arcades de Saint-Paul-de-Vence que de discrètes ponctuations. Parmi les dernières toiles qu’aura peintes Sintès dans le sud de la France, les Nuit-Baous réalisées dans les mêmes mois autour du profil des «Baous» calcaires de la région donnent, d’autre part, à éprouver la sensation ambigüe d’une secrète présence : au déclin du jour, est-ce bien l’obscurité qui recouvre, investit la montagne, ou n’est-ce pas plutôt la roche qui, du plus profond, recommence de répandre la nuit interne qui à jamais veille en elle ? Si se découpent encore à la surface de ces toiles les puissantes silhouettes minérales sur un horizon confusément aérien, Usines ou Brasance estompent l’arrière-plan des harmonies de leur Rougeoiement, commencent d’abolir toute référence à un espace autre que celui de la peinture. Dans le même resserrement, la série de Bateaux et Filets de Bou Haroun et la Casbah nocturne qu’il réalise en septembre 1959 ouvrent décisivement à Sintès une autre approche de son langage.(…)
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