Mouloud Feraoun et Emmanuel Roblès
Le Journal et Plaidoyer pour un rebelle
Amitié et engagement
L’association Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons a organisé le 6 décembre 2013 un colloque qui s’est tenu au ministère de l’Éducation nationale (France), sur le thème Mouloud Feraoun, Emmanuel Roblès : centenaire d’une amitié. Nous remercions vive¬ment l’auteure, Christiane Chaulet Achour, professeur de Littérature comparée à l’Université de Cergy-Pontoise, et M. Philippe Ould-Aoudia, président de l’association, de nous avoir autorisés à publier l’intervention prononcée à cette occasion.
À Jean-Claude Xuereb
Le titre de mon intervention affiche deux noms, deux œuvres et deux notions. Toutefois la mention des œuvres auxquelles je me réfère est centrale sans être exclusive dans mes propos. Ce qui m’intéresse, à partir d’elles, est d’interroger deux amis dans le lien d’un engagement pour l’Algérie. C’est donc bien un hommage, mais hommage distant au sens où il privilégie l’Algérie et où il ne s’appuie ni sur des témoignages ni sur une familiarité intime : il s’appuie essentiellement sur les textes.
Dans le Journal (1) dont j’ai parlé il y a deux ans dans cette association, complétant mon propos dans le numéro récent d’Algérie Littérature/Action, j’avais souligné le grand intérêt de cette œuvre pour la lecture qu’il permet de faire de la guerre en Algérie. J’avais affirmé que le Journal marquait éloquemment l’entrée de l’écrivain dans une écriture citoyenne qui s’affirmait avec force et s’énonçait sans détour. Je peux rappeler la manière dont, en 1990, Tahar Djaout le présentait : «Le Journal, dernière œuvre élaborée par Mouloud Feraoun, laisse apparaître toutes les énergies créatrices, la puissance de témoignage et les ressources d’écriture que le romancier-conteur, mort à 49 ans, aurait pu investir dans des
travaux littéraires ultérieurs. (…) Un témoignage profondément humain et humaniste par son poids de sensibilité, de scepticisme et d’honnêteté.» En 2007, Arezki Metref affirmait, enfonçant le clou en quelque sorte :
«L’écrivain Mouloud Feraoun a besoin de trois choses :
1 : être lu ;
2 : être lu ;
3 : être lu.
Le martyr Mouloud Feraoun, assassiné par les criminels de l’OAS, a besoin, lui aussi, de trois choses :
1 : être lu ;
2 : être lu ;
3 : être lu.»
Je ne vais donc pas revenir sur cette œuvre que bien d’autres que moi ont également analysée mais, aujourd’hui, je voudrais rappeler, dans les mots du texte, ce que l’on sait déjà : c’est grâce à Emmanuel Roblès que ce livre est devenu un bien collectif que nous partageons toutes et tous. C’est bien l’éditeur qui permet que vienne sous nos yeux les mots de Feraoun et qu’on puisse mettre en pratique le souhait d’Arezki Metref.
Roblès dans le Journal
La première évidence est d’abord la préface que Roblès écrit puisque l’œuvre paraît à titre posthume après l’assassinat de son auteur. Il précise : «Cette volonté d’agir et de témoigner lui inspira l’idée de publier son Journal, mais au Seuil on hésitait, dans la crainte qu’une telle publication, à l’heure même où les passions s’exaspéraient plus que jamais, n’entrainât des représailles contre l’auteur. Comme je partageais ces craintes, Feraoun m’écrivit pour insister: «S’il ne paraît pas en ce moment, on m’accusera plus tard de lâcheté et alors il vaudra mieux qu’il ne paraisse jamais.» (p.10). Roblès ajoute en note : «Mouloud Feraoun m’avait demandé d’opérer les coupures et d’ajouter les précisions que je jugerais utiles pour l’édition du Journal. On en donne ici le texte intégral avec quelques notes plus ou moins indispensables. R.» Ces notes sont nombreuses (2) : soit des notes factuelles, soit des notes contextualisantes, soit des notes rectificatives, plus rares. L’intervention de l’un ou de l’autre est aussi signalée.
Certaines dates attirent notre attention. On connaît le 22 janvier 1956 et l’Appel : est-il vraisemblable que Feraoun l’ignore ? A mon sens non. Mais si l’on regarde cette date dans le Journal, que note Feraoun (qui n’est pas allé à Alger pour l’occasion) : «Oui, il y a eu cet engagement du côté de Michelet. Les journaux du lendemain ont rendu hommage aux forces de l’ordre qui ont abattu un rebelle ; capturé deux autres sans avoir subi aucune perte. Il est vrai que tous les lecteurs n’ont pas vu passer les ambulances, camions, hélicoptères. Au reste, mieux vaudrait peut-être ne rien dire du tout de ce qui se passe, de ceux qui tombent. Nous n’avons pas là de quoi nous vanter, ni les uns ni les autres…» Et Feraoun poursuit par une réflexion sur les plus grands élèves dont certains prennent le maquis et sur l’organisation de la résistance des Algériens : «Quoi qu’il en soit le fellah est désormais engagé dans la lutte. Il ne veut peut-être pas encore de rupture définitive (…) mais il sait qu’il ne pourra plus faire marche arrière et qu’il ne voudra même pas qu’on lui pardonne parce qu’il estime qu’il n’a rien à se faire pardonné» (p. 89-90).
En écho, le témoignage d’un Algérois de l’époque, engagé pour la lutte pour l’indépendance : «Le 22 janvier 1956, Albert Camus vient à Alger lancer, au Cercle du Progrès, son appel pour la trêve civile, ce qui paraît irréaliste, alors que, depuis décembre 1954, les représailles collectives à l’encontre des populations civiles n’ont pas cessé et que la vue aérienne d’un village de Kabylie bombardé fait la une de Paris Match (3).»
Dans son Journal, Mouloud Feraoun ne commentera l’Appel qu’après les manifestations européennes contre Guy Mollet, le 2 février 1956, et compare la liberté laissée aux manifestants européens à celle jamais donnée aux autres. L’intégration –traitement égal– est donc un leurre. Il commente alors «l’Appel» et c’est une note de Roblès qui précise le contexte. C’est la première mention du nom de ce dernier dans le Journal lui-même, en association avec celui de Camus à cause de l’événement apprécié : «Je pourrais dire la même chose à Camus et à Roblès. J’ai pour l’un une grande admiration et pour l’autre une affection fraternelle mais ils ont tort de s’adresser à nous qui attendons tout des cœurs généreux s’il en est. Ils ont tort de parler puisqu’ils ne sauraient aller au fond de leur pensée. Il vaut cent fois mieux qu’ils se taisent. Car enfin, ce pays s’appelle bien l’Algérie et ses habitants des Algériens. Pourquoi tourner autour de cette évidence ? Êtes-vous Algériens, mes amis ? Votre place est à côté de ceux qui luttent. Dites aux Français que le pays n’est pas à eux, qu’ils s’en sont emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le reste est mensonge, mauvaise foi» (p. 107 et sq.). Toute la fin de cette page est à lire avec une analyse remarquable du thème cher à Camus des innocents et des coupables, thème développé dans le contexte de chaque conflit violent par de nombreux écrivains.
Feraoun développe aussi l’idée de l’irrémédiable changement. Le 18 mars 1956, il juge très sévèrement le vote unanime des pouvoirs spéciaux : «En somme, on demandera à la rébellion de s’avouer vaincue, alors que jusqu’ici, elle a plutôt tenu en échec son adversaire (…) Les Français votent les pouvoirs spéciaux pour signifier au monde leur accord. Leur dessein est de reconquérir l’Algérie par les armes et de payer en vies humaines l’enjeu que l’aventure exigera» (p. 141). Quelques jours plus tard, à la date du 27 mars, il note : «Vendredi dernier, je suis allé à Alger (…) J’ai vu mon frère et mon ami Roblès. J’ai passé la nuit à la Redoute. R. est à peu de choses près dans le même état que moi.(…)
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