Dans la généalogie du roman moderne, à l’échelle européenne, Stendhal, auteur du Le Rouge et le Noir,Chronique de 1830, apparaît désormais comme le fondateur du « roman réaliste », comme l’écrivain qui, concrètement, imagine, crée des personnages profondément inscrits dans un lieu et un milieu, dans une époque donnée comme clef de tel ou tel caractère, de tel ou tel comportement. Révolution romanesque fondamentale : pour la première fois, avec Stendhal, la fiction non seulement intègre l’histoire qui cesse alors d’être un simple décor, mais fait de celle-ci un acteur majeur dans la distribution des rôles. Les choix de Julien Sorel sont conditionnés et par son origine sociale et par les institutions de la Restauration qui font du « noir », de l’Église, un débouché possible, une carrière envisageable. Jamais avant Le Rouge et le Noir, un romancier n’avait montré comment le caractère et les rêves, les passions et les ambitions, les qualités et les défauts, les stratégies et les trajectoires étaient tributaires du contexte historique, des idéologies, des partis ( dans la Chronique de 1830, tous les principaux personnages, et c’est une première, sont étiquetés politiquement ), des alliances électorales, des différents ministères, et autres. Avec Stendhal, le social, la politique, l’idéologique, l’histoire – jusqu’alors extérieurs à l’individu, considéré comme une conscience close, fermée aux influences, « naturellement » dotée d’ingrédients « purs » sans aucun rapport direct avec le contexte – pénètrent au plus profond de l’âme, forcent le blocus du moi, non plus « monade sans porte ni fenêtre » ( Leibniz ), mais moulin ouvert à tout vent.
Ce que révèle exemplairement l’autobiographie de Stendhal, c’est à quel point l’enfant est à son corps défendant un produit culturel formaté, est la projection et le rejeton des secrets, des espoirs, des ambitions, des frustrations, des goûts, des valeurs des adultes qui « investissent » sur lui. Toute éducation est endoctrinement et assujettissement, et la Vie de Henry Brulard détaille la tyrannie des éducateurs
( précepteurs ou parents ) avant tout soucieux d’éduquer l’héritier à leur image. Le résultat ? Une enfance malheureuse, un esprit bridé et brimé, tenu en laisse, et qui, pour ne pas être totalement étouffé, va chercher à s’échapper, à sortir de Grenoble afin de prendre l’air. Ni les Confessions de Rousseau ni les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ne mettent ainsi en lumière le poids des ascendants, les endoctrinements de la politique familiale et publique dans la genèse du moi. Il est vrai que Stendhal, né en 1783, était assez grand pour éprouver les conséquences de la politique nationale dans la vie privée, les effets de la Révolution (la terreur emprisonne le père, l’oblige à se cacher ) dans le destin des individus. D’ailleurs, comment Beyle aurait-il pu refouler les événements historiques, minimiser la portée des effets de 1789 quand sa vie même est inséparable de l’histoire en train de se faire, indissolublement mariée au « grand homme » de l’époque : Napoléon ? Arrivé à Paris en novembre 1799, juste après « les événements du 18 Brumaire », Beyle, grâce à l’appui des cousins Daru, va se retrouver des années durant au service de l’Empereur. Son existence est alors si étroitement dépendante du sort des armes que la fin de l’Empire signe aussi l’arrêt brutal de la carrière de l’Auditeur au Conseil d’État : « Je tombai avec Napoléon en avril 1814 » (Vie de Henry Brulard). Ce n’est nullement par vanité que Stendhal noue ainsi sa destinée à celle « du plus grand homme qui ait paru depuis César » (Mémoires sur Napoléon), c’est que, fondamentalement, les tribulations de Beyle à travers l’Europe ont partie liée avec la Grande Armée. Stendhal n’aurait jamais eu ce sens historique qui le distingue de ses pairs. Le romancier réaliste n’aurait jamais vu le jour sans les multiples enseignements que l’homme a pu retirer de ses diverses campagnes.
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