L’aspect le plus souvent étudié, dans l’œuvre romanesque de Taos Amrouche, est son caractère autobiographique, d’autant que même les universitaires les plus avertis sont toujours à la recherche d’une définition pleinement satisfaisante de ce terme.
Quoi qu’il en soit, Taos elle-même est tout à fait prête à l’accepter voire à le revendiquer pour définir ses romans, mais du fait qu’elle y a beaucoup réfléchi, et qu’elle a à cet égard une forte expérience personnelle, elle a envie d’aller encore au-delà, et peut-être, s’il se peut, d’en proposer sa propre définition.
Elle s’y emploie dans un texte dont on dispose sous la forme dactylographiée et dont il ne semble pas qu’il ait jamais été publié. Il n’est pas daté, bien qu’il soit comme on le verra signé et situé. Son titre est tout à fait explicite: Tout est autobiographie. De plus il est rangé par Taos dans ce qui était peut-être un ensemble, au moins dans son esprit, puisqu’elle le sur-titre: Chronique de l’enfant des douars, en employant le mot « chronique » au singulier. Ce qui ne permet pas de savoir s’il y en a d’autres dans la même série. On trouve à la quatrième page du texte, juste avant la fin, un commentaire de l’expression qu’elle a choisie pour se désigner elle-même: « Voilà qui dépasse l’entendement de l’enfant des douars que je suis. »
Si les conditions dans lesquelles il a été écrit et éventuellement publié restent obscures, la signification du texte, elle, est tout à fait claire. L’opinion de Taos est ferme et sans réserve et elle s’emploie à la défendre par divers arguments sans jamais perdre le fil de sa démonstration. En sorte que si l’on devait proposer pour lui encore un autre titre, cela pourrait être, Défense et illustration de l’autobiographie. Voici en effet ce qu’on y trouve écrit: Le grand tournoi des prix littéraires a pris fin. Deux ou trois livres bénéficient de la rampe lumineuse, les autres rentrent dans l’ombre. Il a été une fois de plus question de romans d’imagination, et de livres autobiographiques. Un roman d’imagination est-il nécessairement supérieur à un roman autobiographique? Qu’importe qu’un livre appartienne à tel ou tel courant, pourvu qu’il s’impose?
Dès qu’il s’agit d’introspection, d’autobiographie, on tend à perdre toute mesure, soit qu’on retire tout mérite à l’auteur, soit au contraire qu’on le couronne ostensiblement pour son audace. Fait-on cette distinction quand il s’agit de peinture par exemple ? Estime-t-on que Van Gogh a moins mis de lui-même dans un auto-portrait que dans un champ de blé? Non. Et d’abord, où commence l’autobiographie? A y bien regarder, n’est-elle pas partout…sauf chez Jules Verne, et encore !
Il semble que l’on ait tendance à dire d’un écrivain qui puise dans son expérience personnelle qu’il n’a rien créé, que tout lui était donné, qu’il n’a eu, en somme, que le petit mérite de faire une mise en forme, un montage plus ou moins savant. A ce compte-là, il y aurait autant de chefs-d’œuvre autobiographiques qu’il y a d’hommes et de femmes dans le monde ! Les Adolphe, les Dominique (et tant d’autres) pulluleraient. Comme si l’on ne pouvait apporter une rare invention dans l’utilisation des éléments romanesques qui vous appartiennent en propre ! L’étonnant est d’entendre des auteurs illustres minimiser cet art et partir en bataille contre ce qu’ils appellent avec quelque mépris “le document”. Mais, dès qu’on avance les noms de Chateaubriand, Proust ou Gide, leur argumentation tourne court. Qui osera prétendre que ceux-là n’ont pas été créateurs, découvreurs, artistes incomparables?
Pour en revenir au langage plastique, fait-on grief à Velasquez, à Vermeer, à Courbet, à Cézanne, d’être des figuratifs ? Dira-t-on de Chardin qu’il n’a rien créé ? Dira-t-on de tous ces peintres, choisis en raison de leur génie, qu’ils ont copié simplement la nature? Non. Personne ne met en doute qu’ils étaient, avant tout, des visionnaires, capables d’inventer d’après nature. La véritable autobiographie est aussi une invention d’après nature. Pourquoi les romanciers autobiographiques auraient-ils moins de mérite que les peintres?
N’y aurait-il pas deux catégories d’écrivains : ceux qui répugnent à se mettre en scène, et les autres qui, au contraire, éprouvent l’impérieux besoin d’explorer leur monde intérieur et de le révéler à autrui? Ces derniers parlent en général à la première personne, vivent entourés de miroirs à trois faces et n’ont pas trop de toute une vie pour venir à bout de leur mystère et de celui des êtres qui croisent leur destin.
Pas plus qu’il n’est possible de conclure qu’une peinture abstraite est supérieure à un tableau figuratif, il n’est possible d’admettre qu’il y ait moins de conscience artistique et d’invention dans un roman autobiographique que dans une œuvre d’imagination. N’est pas écrivain autobiographique qui veut, ne se raconte pas, ne se confesse pas qui veut (…)
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