Nous présentons à nos lecteurs un document inédit de Kateb Yacine qui soulève un passionnant problème relevant aussi bien de l’intertextualité (grosso modo, un texte A inclus dans un autre texte B sous diverses formes) que du domaine de l’attribution (du texte B). Cet écrit de l’auteur de Nedjma a servi d’ossature essentielle pour la rédaction de la charte de la première Union des Écrivains Algériens proclamée le 28 octobre 1963 à Alger. Cette charte n’a jamais été signée par un auteur, mais tout le monde l’attribue à Jean Sénac, au titre de secrétaire général de cette organisation. Aussi, ce texte dépourvu de signataire est-il de Jean Sénac, comme on l’a toujours cru, ou de Kateb Yacine, comme l’atteste ce document, ou des deux auteurs ? Pour pouvoir répondre à ces questions, remontons à la genèse de la création de l’Union des Écrivains Algériens.
La première idée de création de l’Union des Écrivains Algériens est exprimée collectivement en février 1963 lors du premier débat sur la culture nationale organisé par l’hebdomadaire El Moudjahid (n° 113 du 2 février 1963 et 114 du 9 février 1963). Avec sa fougue et l’impétuosité de la jeunesse, Sénac s’est tout de suite activé pour la réalisation de cet objectif dans lequel il jouera un rôle considérable. Une commission informelle comprenant Ahmed Taleb-Ibrahimi, Bachir Hadj-Ali, Mouloud Mammeri, Jean Sénac, et occasionnellement Kateb Yacine, Mohand Tazerout et Mustapha Toumi, a tenu des réunions préparatoires. Dès le 22 mars 1963, Sénac lança à la télévision un appel relatif à ce premier stade de constitution de l’association. Le 27 mars 1963, il écrit à une cinquantaine d’écrivains et de peintres Algériens et d’Algérie «n’ayant pas démérité pendant la guerre de libération nationale », les invitant à une séance de travail prévue le 29 mars 1963 à la librairie En Nahda (dirigée à Alger par Abdelkader Mimouni au 2, rue Mohamed Larbi Ben M’Hidi), siège provisoire de l’union en gestation jusqu’à l’attribution d’un local définitif au 12, rue Ali Boumendjel ( arrêté du préfet d’Alger du 9 mars 1965 ). La réunion en question s’est concrétisée par :
– D’une part, un communiqué annonçant que « des écrivains et des peintres ont envisagé la création d’une Union des Écrivains et d’une Union des Arts Plastiques dans la perspective d’une Fédération Nationale des Arts et des Lettres ». L’Union des Arts Plastiques, sous la présidence de Bachir Yellès, directeur de l’École Nationale des Beaux-Arts, fera défection le 23 avril 1963 et entamera son propre processus de création qui aboutira le 15 avril 1964 à l’Union Nationale des Arts Plastiques.
– D’autre part, une commission préparatoire élargie au fur et à mesure des adhérents et des réflexions des uns et des autres.
Une seconde réunion a eu lieu le 26 avril 1963 et a décidé d’envoyer « à tous les écrivains algériens » trois formulaires, en notant que la précédente réserve ( n’accueillir que les « écrivains n’ayant pas démérité pendant la guerre de libération nationale ») a été levée, grâce à Sénac, selon sa déclaration ( In Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Assassinat d’un poète, Marseille, Éditions du Quai-Jeanne Laffite, 1983, p 142 : « j’ai été le premier à l’Union des écrivains à refuser l’épuration et à prôner la clémence » ). Ces formulaires ont pour objet de demander respectivement de remplir une fiche biobibliographique, de faire des propositions pour les statuts et un « manifeste de l’union des écrivains », avec une réponse aux questions-clés suivantes: comment définir l’écrivain algérien, son mode d’adhésion à l’union et son rôle en Algérie ? Dans sa lettre de transmission, Sénac – signataire de tous les documents énumérés ci-dessous – demande le renvoi des trois imprimés avant le 10 mai 1963 en vue de la tenue d’une réunion de la commission préparatoire chargée d’étudier les propositions émises et d’élaborer les projets de textes du manifeste, des statuts et de la liste des membres, lesquels seront soumis à l’adoption définitive de l’assemblée générale prévue le 15 mai 1963. C’est donc dans ce cadre que Kateb – comme d’autres – a envoyé son projet de manifeste que l’on pourrait dater de cette période. Après de multiples séances de travail, la commission préparatoire met au point le projet de « manifeste » (qui devient « charte ») et des statuts. Le 28 octobre 1963, Sénac rédige un communiqué « L’union nationale des écrivains algériens est née et a adopté, après amendements, sa charte et ses statuts », avec Mouloud Mammeri comme président et Jean Sénac en tant que secrétaire général. Nous allons examiner respectivement les principales caractéristiques de ces deux documents, charte et statuts, et comment les énonciations de Kateb Yacine ont été « retravaillées », c’est-à-dire « amendées » par Sénac. Si la rédaction définitive de la charte appartient à Sénac, il est indéniable que le préambule relève de l’écriture de Kateb. Pratiquement tous les segments de phrases ont été transformés sans porter atteinte à leur intelligibilité. Les exemples suivants nous montrent les passages des propositions initiales de Kateb (K.Y.) à la version définitive de Sénac (J. S.) :
K.Y. : « De tous les pays de l’Afrique libérée, l’Algérie est celui dont la littérature a franchi ces dernières années les frontières du monde. Ceci, nous la devons à notre peuple dont les luttes acharnées ont donné leur portée aux voix profondes et si diverses de l’Algérie ».
J. S. : « La littérature algérienne a franchi ces dernières années d’innombrables frontières. Cette situation, nous la devons d’abord à notre peuple dont la lutte a donné leur portée aux voix profondes et si diverses de l’Algérie indépendante ».
K.Y. : « Sans cette juste guerre, cette guerre de libération, nul n’aurait lu nos livres, et nos meilleures œuvres ne seraient pas écrites. C’est le chant des martyrs, c’est le chant des ancêtres enfin victorieux qui passe à travers nous. Notre victoire n’est pas celle de la force aveugle. Nous l’avons remportée contre la barbarie colonialiste, contre l’obscurantisme et toutes les forces de servitude ».
J. S. : « C’est le chant des martyrs, celui des ancêtres, mais surtout la jeune espérance qui passent à travers nous. Notre guerre fut aussi une Insurrection de l’Esprit. Notre victoire est celle des forces du progrès contre l’obscurantisme et toutes ses formes de servitude ». Notons que l’expression « Insurrection de l’Esprit » est récurrente dans la prose critique de Sénac et est du poète français Jean Grosjean (…)
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Une Réponse pour cet article
J’ai connu Jean Sénac, l’ami solaire, je suis entré dans sa cave, rue Elysée Reclus, où il fut assassiné. J’avais 21 ans. J’étais un puceau plutôt timide qui n’admettait pas qu’on puisse assumer l’homosexualité. Mais cela je passais outre, je l’écoutais parler, c’étias ui nechantement, je le lisais et je me demandais comment pouvait – on agencer de cette manière, les mots, je ne comprenais pas, mais les motifs des poteries que faisait ma mère, je ne les comprenais pas non plus, mais ils me parlaient et métaient familiers, tout de même. Je crois que la poésie, c’est ce qui nous est familier, sans que nous cessons de découvrir. -Qui connait le Soleil? – Personne, tout le monde. – Qui ne connais pas le Soleil? – Personne, tout le monde.
Jean Sénac parlait toujours avec conviction. Je ne le l’ai jamais vu ou entendu tricher. Je sais qu’il a été trés affecté par sa rupture violente avec Kateb Yacine. Je crois que cette séparation, doit être analysée, essentiellement comme une réplique qui s’ajoutait à la rupture de Sénac avec Albert Camus, de la rupture qu’avait vécu l’Algérie entre le premier mai 1945 et le 19 mars 1962, c’est-à-dire pendant les 17 ans de la guerre d’Algérie. Il faudra écrire autant de livres de poésie que de livres d’histoire, pour comprendre, oui comprendre, au sens que donnerait à ce mot, Jean Pélegri.
Au revoir Sénac, je te reverrai sur une plage, sur une île, belle comme une saison au paradis. J’étais puceau et tellement pudique, je t’embrasserai comme un frère retrouvé.
Ton ami *** que tu reconnaitra.
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