Les Ailes de la reine, le roman de Waciny Laredj est l’expression de la vie, du corps, de la musique, du beau mais aussi de la laideur. Myriam, danseuse étoile trouve dans son rôle de Shéhérazade un refuge fragile devant le mal.
L’ivrEscQ : Tout d’abord pourquoi ce titre: Les ailes de la reine qui est fondamentalement différent du titre original Sayyidat al-Maqam qui veut dire Dame sublime et non pas Les ailes de la reine? Y a t il une explication à cela ?
Waciny Laredj : Dans ce roman se cache parallèlement une histoire qui mérite d’être racontée dans les fins détails. Les ailes de la reine est sorti au départ en langue arabe et en Allemagne, après que mes éditeurs libanais et algériens se soient rétractés. Paradoxalement, le roman a bien marché grâce au dynamisme de l’éditeur allemand qui l’a fait circuler dans le monde arabe et occidental, après sa traduction et une bonne couverture médiatique. Il a été réédité ensuite à Beyrouth et plusieurs fois à Alger, avec à la clé, une belle édition pirate, réalisée à l’occasion de l’année arabe en Algérie par l’ENAG.
Le titre Sayyidat el maqam n’échappe pas à l’histoire spécifique d’un livre. Il est le premier palier d’une histoire à raconter. Il est presque intraduisible puisqu’il s’agissait d’une femme hors-pair. On l’appelle en dialectal : « Lallahoum ». En français, il y a absence totale d’un équivalent. On a débattu, mon ami traducteur, Marcel Bois et moi, sans arriver à un titre qui convenait. Je suis très attaché aux titres, leur importance n’est pas négligeable. On a proposé à Actes Sud des titres, comme La Dame du sanctuaire qui a été une traduction littérale du titre, mais qui, à mon sens, ne donnait pas grand chose. Je n’étais pas d’accord. La Nuit du viol me plaisait, mais c’est un titre trop noir. Le sang de la vierge renvoyait systématiquement à l’histoire de fond du roman et au personnage de Myriam, mais était trop agressif. Enfin, les éditions Actes Sud ont tranché en faveur de ce titre : Les Ailes de la reine. L’éditeur a beaucoup aimé cette touche de bonheur qui met en avant la vie face aux désirs assoiffés de la bête immonde de l’intégrisme. Bien sûr, j’ai beaucoup de chance de travailler en amitié, bonheur et débat, avec Marcel Bois l’un des derniers grands traducteurs en Algérie.
L. : Ce dernier roman a pour personnage principal Myriam, une danseuse de ballet d’Alger qui rêve d’incarner le personnage de Shéhérazade. Or, elle porte en elle des blessures physiques et morales d’octobre 88. Les ailes de la reine sont-elles à ce point brisées ?
W. L. : Disons d’abord que Les ailes de la reine est le dernier roman qui vient de sortir à Actes Sud, mais pas vraiment le dernier, puisque on attend la sortie de Crématorium début mars 2011, toujours avec Actes Sud. Le dernier roman qui vient de sortir à Beyrouth (septembre 2010) est : La Maison Maure., non disponible encore en français. Une élégie sur la disparition d’une maison algéroise du 16ème siècle, détruite par ce que le roman appelle les héritiers du sang, une caste sans aucun scrupule, capable du pire et de l’irréparable. Rien ne résiste devant ses intérêts, même le crime et les pratiques mafieuses. Le roman est en chantier, en traduction pour le moment, vers le français, l’allemand, le danois et le kurde.
Revenons aux Ailes de la reine, c’est toute une société qui a vu son idéal basculer, disparaitre du jour au lendemain. Pourtant, elle se voyait, à un moment donné de son histoire, propulsée vers un bel avenir. Malheureusement, c’est le contraire qui s’est imposé, une régression sans précédent. Je sentais venir le malheur islamiste à cette époque. Sur le plan individuel, c’est vraiment paradoxal ; je voulais écrire un texte d’amour dans un monde traversé par la haine. Je me retrouve emballé dans une histoire fondamentalement politique. Au fond c’était un défi, mais aussi une volonté, pour ne pas succomber aux dérives de cette haine qui s’installait tout doucement à l’insu de tout le monde. J’ai trouvé dans l’Opéra l’expression à tout cela. Dire la vie, l’amour, la liberté, le corps, la musique, la douleur, le beau, en même temps la laideur. J’ai choisi l’opéra pour rester dans la beauté tragique ; il est l’expression la plus parfaite du bonheur, mais aussi d’une histoire complexe qui se trame sous nos yeux et on ne peut y échapper avec tout son lot de déceptions et de déchéances. Je parle de tragique, parce que dans les moments d’extrême bonheur ou extrême détresse, il y a toujours quelque chose qui se manifeste en nous. Ce désir irrésistible de dire les choses avec la plus grande clarté possible, avant de se laisser aller dans l’enivrement de la mort qui guette tous nos gestes. C’est le cas de Myriam qui a trouvé dans Shéhérazade son refuge devant le déluge du mal. Les Mille et une Nuits est un texte qui sommeille en moi depuis ma tendre enfance. Il est ma référence inévitable. C’est ma mémoire personnelle et collective, dans ce qu’elle a de plus beau, mais aussi de plus tragique. Une mémoire vivante qui se réveille dans les grands moments de bonheur, de frustrations et de détresses pour nous secouer et nous montrer la voie, et tant pis si cette voie nous mène dans un abîme. Shéhérazade dans le roman, n’est autre que l’expression du désir d’être, de vivre, de marquer sa présence et d’exister à travers le beau poème musical de Rimsky Korsakov, Shéhérazade.
L. : Votre personnage s’acharne à réaliser la chorégraphie des Mille et une Nuits. Mais sa chorégraphe, Anatolia, confrontée aux dangers de cette époque finit par fermer l’Opéra. Myriam n’a-t-elle, donc, aucune chance d’être au ballet l’incarnation de Shéhérazade ?
W. L. : Une incarnation dans le monde de l’art est plus qu’une décision personnelle. Myriam avait tous les moyens de cette réalisation mais le climat n’y était pas. Sa force résidait dans cet effort ou ce désir d’aller jusqu’au bout de ses convictions. Elle savait que n’importe quel geste pouvait la mener vers la tombe par une balle dans la tête, mais elle dansait pour l’amour qu’elle portait à son professeur. Elle incarnera Shéhérazade tout en sachant que le prix à payer était fort : sa vie. C’était sa façon d’entraver l’interdit et de surpasser sa peur. Exercer le métier d’artiste à cette période était un risque. Imaginons un moment, une femme menacée de tous côtés… C’est démentiel ! Incarner Shéhérazade c’est plus qu’un acte de survie, c’est la vie-même.
L. : Les Ailes de la Reine est-ce une métaphore ou davantage, une réalité nue de l’Algérie ?
W.L.: Certainement! Il est la métaphore d’un si beau pays poussé vers toutes les dérives. Ce n’est pas seulement le destin tragique d’une jeune danseuse qui souhaite exister malgré les affres de l’islamisme, mais c’est aussi le destin d’un échec. En écrivant ce roman, je ne voyais pas autre chose se profiler à l’horizon que la fin d’un rêve qui a bercé mon adolescence. Il fallait faire quelque chose. Ecrire pour dire l’infernal du tragique, mais aussi le beau dans sa fragilité la plus absolue. J’ai trouvé dans l’Opéra l’expression parfaite de cette fragilité. On ne peut échapper à la métaphore. Tout fonctionne dans ce périmètre rhétorique, notre vie elle-même et nos histoires du quotidien, sinon la littérature n’a pas de sens. Une métaphore n’est pas un masque mais c’est un choix artistique, une voix, un jeu bien construit. La métaphore nous permet d’aller au-delà de ce qui est visible. Jouer dans la littérature et montrer jusqu’à quel point on peut créer une société parallèle…
Suite de l’entretien dans la version papier
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