Il y a près de vingt ans, en octobre 1993, mon maître Charles-Robert Ageron présentait L’Algérie des Français, recueil d’articles d’abord publiés dans la revue L’Histoire, sous le titre : « Pour une histoire critique de l’Algérie de 1830 à 1962 ». Partant d’un constat sévère sur l’état des connaissances diffusées dans les deux pays concernés «Nos contemporains ont subi successivement les effets d’affirmations scolaires, d’informations partiales et contradictoires. Aux mythes de l’Algérie française se sont surimposés les mythes de l’Algérie algérienne pour le plus grand dommage d’une histoire authentique», il en tirait la conséquence suivante : «Or c’est à une histoire résolument critique que je voudrais appeler dans cette préface, invitant tous les historiens à s’y associer des deux côtés de la Méditerranée». Après avoir passé en revue une première série d’erreurs commises de part et d’autres sur l’histoire de l’Algérie précoloniale et coloniale, il présentait une première conclusion partielle : «Il faut admettre, hélas ! qu’il est pour l’heure impossible d’écrire une histoire scientifique de la guerre d’Algérie. Trente ans après ce drame, des blessures restent ouvertes et les passions flambent à chaque rappel imposé aux mémoires. On ne peut demander une vision sereine à ceux qui croient avoir perdu ou gagné une guerre, moins encore à ceux qui souffrent d’être des «expatriés» et non des rapatriés. Pour l’heure, les historiens, qui ne disposent pas de l’ensemble des archives conservées par les deux parties, peuvent du moins travailler à éliminer les affabulations ou les chiffres nés de la guerre psychologique ou des partis pris idéologiques». Et après avoir terminé sa critique des nombres le plus souvent cités, il concluait ainsi : «Mais à quoi bon, dira-t-on peut-être, l’établissement laborieux de chiffres fiables ou de faits difficilement vérifiables ? Répondons que, s’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni «l’Algérie de Papa» ni «l’Algérie des colonialistes», les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer. Et les enfants de France comme les enfants d’Algérie ont un droit semblable à la vérité de leur histoire».
Vingt ans après, ce constat reste globalement vrai, même si des faits nouveaux se sont produits. En France, en application de la loi sur les archives de 1979, les archives publiques ont rendu la majorité de leurs documents accessibles au public à partir du 1er juillet 1992, et la loi sur les archives de 2008 a encore raccourci les délais d’accès à certaines catégories de documents. En Algérie, il semble que l’accès à ceux du GPRA et du CNRA conservés aux Archives nationales ne soit pas aussi largement ouvert à tous les historiens. Mais dans les deux pays, la colonisation française et la guerre d’indépendance algérienne sont de moins en moins considérées comme des sujets proprement historiques, tant ils sont considérés comme relevant du «devoir de mémoire». De plus, la multiplication des lois mémorielles, qui sont en même temps des lois pénales, a fait peser sur les historiens français, qui jouissaient auparavant d’une très large liberté de recherche et d’expression, une menace qui à conduit certains d’entre eux à créer pour leur défense l’association «Liberté pour l’histoire» en 2006. D’autre part, les tensions internes à l’Algérie ont entraîné, d’abord en 1990 la création de la Fondation du 8 mai 1945, demandant à la France de reconnaître la répression de mai 1945 comme un «crime contre l’humanité» et non comme un simple crime de guerre, puis à partir de mai 1995 l’élargissement de cette revendication à tous les crimes contre l’humanité que la France a ou aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962. Revendication qui fut soutenue par le président Bouteflika, discrètement lors de son discours du 14 juin 2000 à l’Assemblée nationale française, puis beaucoup plus fermement dans ses discours des 8 mai 2005 et 2006 (après que le traité d’amitié proposé par le président Chirac en 2003 eut été torpillé par le vote de la loi du 23 février 2005), puis officiellement oubliée après l’élection de Nicolas Sarkozy en mai 2007, et après celle de François Hollande en mai 2012. Ce qui n’empêche pas cette revendication de conserver de nombreux soutiens parmi les hommes politiques et les journalistes algériens. Ainsi, alors qu’il y a vingt ans on pouvait espérer que le plus grand libéralisme du statut de l’histoire en France pourrait s’étendre progressivement à l’Algérie, c’est presque le contraire qui a semblé sur le point de se produire.
Mais puisque les trois derniers présidents de la République française ont répondu à cette revendication par la négative, et proposé à la place la liberté de l’histoire et des historiens des deux pays, il me semble utile de reprendre le propos de Charles Robert Ageron en l’actualisant, pour montrer en quoi l’histoire de l’Algérie doit se distinguer des légendes et des propagandes.
Avant 1830
L’histoire ancienne de l’Algérie est, nous dit-on, la plus négligée outre-Méditerranée. C’est en tout cas, la période qui pose le moins de problème aux historiens des deux pays. En effet, les populations berbères, ibères et gauloises vivaient alors dans des conditions très comparables, et aucun conflit connu ne les opposait apparemment. Ces populations ont pareillement vécu les guerres puniques qui ont opposé les deux grandes puissances de la Méditerranée occidentale, Carthage et Rome, en leur fournissant des alliés et des mercenaires, au IIIème siècle avant l’ère chrétienne.
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