L’entrée de Kateb en littérature, de Soliloques ( 1946 ) à Nedjma ( 1956 )
En dehors des recherches de Charles Bonn sur Soliloques et de quelques articles parus ici ou là, fort peu de choses, finalement, ont été dites sur l’entrée de Kateb dans le monde littéraire maghrébin et métropolitain et la genèse de Nedjma. On considère généralement (et, à en croire Jacqueline Arnaud (1), c’était aussi le point de vue de Kateb) le poème Nedjma ou le poème ou le couteau, publié dans Le Mercure de France du 1er janvier 1948, comme la matrice de toute l’œuvre à venir. Et l’on note, à juste titre, le rôle déterminant du choc opéré dans l’esprit de l’adolescent par les journées tragiques de mai 1945 à Sétif et Guelma. Tout cela, certain et avéré, mythifié aussi par des déclarations invérifiables de l’auteur, laisse néanmoins dans l’ombre des pans entiers de la vie de Kateb entre 17 et 27 ans, et empêche de considérer certaines influences et interventions utiles à l’introduction du jeune écrivain dans le champ littéraire français de l’après-guerre (2). Un dictionnaire Kateb Yacine a bien été publié en 2007, mais il ne comporte aucun des noms (Audisio, Roblès,..) et documents (conférence de Kateb) que j’évoquerai ici !
C’est donc sur ces influences et interventions primordiales que je souhaite m’attarder ici, dans l’espoir de fournir ainsi un matériau inédit pour l’approche de la vie et de la création katébiennes, matériau que m’ont fourni diverses recherches dans le Fonds Roblès-Patrimoine méditerranéen de Montpellier et quelques autres fonds d’histoire ou de littérature dites coloniales. Tout cela m’ayant persuadé qu’il reste encore beaucoup à apprendre sur la genèse de cette œuvre foisonnante et à bien des égards déroutante.
Peu de choses qui n’aient pourtant été dites sur Soliloques, ces poèmes de jeunesse publiés à Bône au tout début de 1946 – Kateb a alors guère plus de 16 ans –, et tardivement retrouvés : Jacqueline Arnaud en avait placé certains, ceux envers lesquels l’auteur éprouvait le moins de réticences, parmi les textes retrouvés de L’œuvre en fragments. Avant que le recueil tout entier ne soit retrouvé grâce à Charles Bonn, et réédité en 1996 chez Maspéro. Pour Charles Bonn, comme pour Saïd Tamba (3), c’est ce recueil qui, en attirant sur Kateb l’attention du Gouverneur Général Chataigneau, lui permettra d’obtenir une bourse de séjour en France, au printemps 1947. Sur l’intérêt du Gouverneur Chataigneau envers ce jeune écrivain on a énormément glosé, et on y a vu une preuve de son intérêt pour la poésie de Kateb et une forme de sollicitude personnelle. Mais on a systématiquement oublié de replacer ce geste dans le contexte des années d’après-guerre, qui virent les services du Gouvernement général, sous la direction de Chataigneau précisément, tenter de rapprocher l’intelligentsia algérienne (européenne et indigène) de celle de France – la manifestation la plus connue de cet effort ayant été les célèbres rencontres de Sidi Madani –, auxquelles Kateb devait participer, ce qu’il ne semble pas avoir fait.
C’est donc muni d’une bourse du Gouvernement Général – la légende l’affirme et certaines correspondances datées de Paris en font foi – qu’au printemps 1947 le jeune Yacine débarque en métropole. Quelques semaines plus tard, le 24 mai, il prononce à la salle des Sociétés savantes une conférence sur Abdelkader et l’indépendance algérienne, dont le texte sera publiée l’année suivante par une imprimerie algéroise. La présence de cet opuscule, en même temps que d’autres documents dont je reparlerai, dans la bibliothèque d’Emmanuel Roblès du Fonds Roblès-patrimoine méditerranéen atteste d’un lien profond et très précoce entre les deux hommes. C’est donc de cette relation que je voudrais ici parler.
Kateb/Roblès ; le dossier de Forge sur la jeune poésie nord-africaine
Avant même cette conférence, des liens existent donc entre Emmanuel Roblès et le jeune Kateb Yacine, qui, comme il le fit des poèmes de Soliloques, signe encore ses textes Yacine Kateb. C’est l’époque où Roblès, déjà fort connu en Algérie, crée avec Louis Julia et El Boudali Safir des cahiers littéraires du nom de Forge (n° 1 : décembre 1946), que le comité de rédaction souhaite largement ouverts aux jeunes auteurs « indigènes » comme on dit à l’époque. Mais ceux-ci ne sont alors pas nombreux – Edmond Charlot, éditeur de Camus et de Roblès, a déjà eu l’occasion de s’en rendre compte – ; et il le déplorera souvent par la suite. Alors, lorsqu’ils veulent constituer dans le n° 3 de leur revue (avril-mai 1947) un dossier sur « la jeune poésie nord-africaine », Roblès et El Boudali battent le rappel des voix poétiques naissantes en Afrique du Nord. Ont-ils lu Soliloques ? Ou bien ont-ils été informés de l’existence du jeune poète par quelque auteur de Forge, Malek Ouary ou Gabriel Audisio, collaborateur assidu de la revue, qui, quelques mois plus tôt, avait entamé avec Kateb une abondante correspondance ? Ou encore mis sur cette piste par les services du gouverneur Général Chataigneau, la sortie de ce dossier coïncidant très exactement avec le premier séjour de Kateb en France ? Toujours est-il que ce dossier – au demeurant bien léger et dans lequel on comprend mal l’absence de tout poète tunisien ou marocain, alors même que Ahmed Sefrioui ou Salah-Eddine Tlatli ont collaboré aux deux numéros précédents – comporte, aux cotés de pièces de Mohammed Dib, Jean Sénac ou Ahmed Smaïli, un ami de Roblès mort accidentellement peu de temps auparavant, un poème de Soliloques aux accents rimbaldiens, intitulé Bonjour. (4)
Nomades en France
Si les archives de Roblès ne gardent trace d’aucune correspondance entre Kateb et lui, nous avons pu retrouver au moment du déménagement de l’appartement de Boulogne un tapuscrit de 18 pages sous chemise verte, portant, de la main de Roblès semble-t-il, le nom de Kateb Yacine et le titre Nomades en France. Il s’agit là d’un texte précoce (l’inversion du nom et prénom en fait preuve) sans doute promis à une publication dans Forge, (mais la revue cessa de paraître après ce numéro 3) ou quelque autre revue française. On s’interroge en effet toujours sur ceux qui purent introduire le jeune écrivain dans le cercle des grandes revues françaises : Les Lettres françaises, Le Mercure de France et Europe, auxquelles il collabora dès 1947. Il est certain que ce ne fut pas Roblès – mais on retrouvera toutefois Nomades en France dans un numéro beaucoup plus tardif d‘Esprit (n° 4, avril 1957), une revue proche des éditions du Seuil, qui contribua beaucoup à l’audience que l’œuvre de Kateb acquiert en France à partir de 954 et la publication en ses pages du Cadavre encerclé. (5)
Nomades en France est un fragment narratif mettant en scène Lahkdar, qui deviendra un personnage récurrent des romans de Kateb Yacine, un double de l’auteur en bien des pages, et Larbi, prénom beaucoup moins utilisé par l’auteur de Nedjma. L’un et l’autre émigrent clandestinement vers la France à bord du Ville d’Oran. Larbi est présenté comme originaire de Djelfa, Lakhdar comme un enfant de métayers d’une ferme de soixante hectares dans la région de Sétif, fuyant la misère des campagnes algériennes en prévoyant :
« Une fois payées les dettes de grand-père, je rachète les soixante hectares, je fais venir une Parisienne à cheval et je dis au colon : vous pouvez faire le vide. »
Après l’arrivée à Marseille, destination Arles où Lakhdar rencontre des compatriotes qui travaillent en Camargue à l’exploitation du riz, puis réussit à se faire embaucher dans un chantier de construction. Il partage alors provisoirement la condition de manœuvre commune à des prolétaires immigrés et français. Mais c’est Paris, et plus loin encore, que vise Lakhdar : « Depuis qu’il était à Arles, il se répétait jour et nuit qu’il était seulement à sept cents kilomètres de Paris. Du moment qu’il avait traversé la mer… Mais il n’était pas sûr d’arriver. Paris était un nuage qu’il poussait obstinément devant lui, et ils avait déjà qu’il pousserait, irait plus loin. Le Nord. La Belgique. Y en a qui sont allés en Amérique. » Guy Dugas (…)
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2 Réponses pour cet article
je trouve cet article très intéressant
Puis avoir le nom de l’auteur
Puis-je avoir le dossier n° 20 sur Kateb Yacine, et savoir qui en est l’auteur SVP
Merci d’avance
Bien cordialement
G. Prémel
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