Dès le milieu des années 1950, alors que la pensée-action de Bandoeng émerge (18-24 avril 1955), ce sociologue tunisien, naturalisé français en 1967, se lance dans une percutante dénonciation sans appel de la colonisation des pays et des esprits. En 1957, en pleine guerre d’Algérie, donc dans un contexte de lutte, il publie Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur (Paris, Buchet-Chastel), un ouvrage qui fait date. Au préalable, il est sans cesse traduit en une vingtaine de langues (dont l’arabe en 2007) et réédité, y compris en Algérie avec une préface du président de la République Abdelaziz Bouteflika (Alger, ANEP, 2007). Ensuite, il inaugure un genre littéraire nouveau en sociologie : le portrait, à mi-chemin entre l’essai et la littérature d’idées. Enfin, il connut une fortune inattendue dans les années 1960 et 1970 en inspirant les théoriciens de nombreux mouvements sociaux et régionalistes, après voir servi de bréviaire à la plupart des mouvements d’indépendance à travers le monde.
En 2004, près de trente ans plus tard, Memmi le visionnaire revient en publiant le Portrait de décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (Paris, Gallimard). C’est un bilan débordant de lucidité, mais terrible dans ses implications car l’auteur conclut en une permanente dualité dominant-dominé, avec répulsion-impulsion réciproque. La cruauté de l’homme est aussi naturelle que la soumission ou la révolte. «Il y a parfois des esclaves sans maître», a écrit Maurice Blanchot. Entre ces deux essais fondateurs, Memmi –dont la pensée sociologique et politique a traversé le XXè siècle– a aussi composé plusieurs autres portraits. Ce sont Le Portrait d’un juif (Paris, Gallimard, 1962), puis La Libération du juif (Paris, Payot, 1966), deux ouvrages qui en leur temps soulevèrent inquiétudes et appréhensions aboutissant à d’âpres et durables polémiques. C’est aussi L’Homme dominé (1968),un discours sans haine ni hargne sur l’ontologie de tout être (le noir, le prolétaire, la femme et le domestique) qui est plus que dominé, dépendant. Tous ces cinq ouvrages se retrouvent dans le magistral Albert Memmi, Portraits, Edition critique (Paris, Editions du CNRS, collection «Planète plus», 2015, 1289 p).
Dirigée par le professeur Guy Dugas (de l’université de Montpellier III), cette somme qui a nécessité six ans de travail présente deux intérêts. Le premier consiste en le fait d’être une édition génétique, c’est-à-dire que le lecteur pénètre dans l’intimité de l’écriture créatrice de Memmi grâce à ses brouillons et surtout son Journal, encore inédit. Le second est la richesse en préfaces, informations, annexes, notices biographiques et importante bibliographie, lesquelles reconstituent dans son contexte une réflexion claire et minutieuse. Aussi, l’importance d’une telle édition ne peut être qu’évident. Ceux qui connaissent déjà la pensée de Memmi se réjouiront de ces éléments valorisants les plis, replis et recoins d’un théoricien décisif. Ceux qui ne la connaissent pas découvriront une étonnante pensée militante d’un intellectuel maghrébin inventeur de concepts.
Hamid Nacer-Khodja
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